Выбрать главу

On arrive enfin à l’étude. C’est à l’autre bout du pays, près de la bascule publique. Une jolie maison vieille et blanche, avec des colombages, des fenêtres à petits carreaux. Le panonceau du notaire brille à la lune, bien fourbi par sa vieille servante. On dirait déjà de l’or, ça promet !

Il nous fait entrer dans un grand hall meublé de vieux bahuts de noyer. C’est toute la province traditionnelle. Toute la France. Emouvant, je vous dis !

Collignier ouvre la porte de son cabinet.

— Entrez ! propose-t-il, soudain sérieux.

Son étude, ça lui fait comme une reniflée d’ammoniaque. Il retrouve son ambiance de vieux dossiers, la solennité des ancêtres en suspens dans l’air douillet de la maison.

— Je vais vous attendre ici, dis-je.

— Mais pas du tout ! tranche Béru, y a rien de caché pour toi !

La Laurentine n’est pas du même avis. Elle prétend que les affaires de famille ne sauraient concerner un étranger qui n’est pas d’ici.

— Ecoute, peau de sauterelle ! Le monsieur que tu vois là, c’est mon chef, et qui plus z’est, mon ami intime, comme qui dirait les deux doigts de la main ! Il a eu la mabilité de m’amener aux obsèques. S’il assisterait pas à la lecture du testament, je me taille ! Et l’ouverture, elle se fera à une date ulcérée, compris ?

C’est pas sa fête aujourd’hui, à Laurentine. Elle abdique. Nous entrons dans le cabinet du Maître. Ça chlingue le papelard mité. Partout, à terre, sur les meubles, sur le burlingue, des piles de dossiers attachés par des sangles de toile. On aperçoit les titres en ronde. Le mec qui a torché ça, il avait un drôle de coup de plume, moi je vous le dis ! Il devait tirer une menteuse longue comme mon bras pour pas rater les pleins, les déliés, les petits poils agrémenteurs…

Derrière le bureau, dans un cadre doré, trône la photo de Me Collignier père. Le cliché est jaune, passé, pisseux, mais le modèle a conservé son entière dignité. Binocles sévères, moustaches affûtées au taille-crayon, col de cellulo, cravate noire… Plus les médailles, œuf corse ! Bien que le cliché ne soit pas en couleur, je repère, parmi les décorations du défunt notaire : l’ordre royal du Grand Canular, la rapière d’or d’Oufkir, le mérite Fromagesque de Saint-Pourcin, la croix des Hippocampes, le cordon de l’Ombilic enflammé et la médaille des Grands Blennorragiques des deux guerres ! C’est vous dire !

— Asseyez-vous, invite Collignier en délourdant un vieux coffiot rouillé dont la combinaison ressemble à celle de Laurentine.

On se met à bivouaquer sur des sièges bancals. Le tabellion radine avec une enveloppe cachetée à la cire.

— Le brave Prosper devait sentir sa fin proche, dit-il, en prenant place à son bureau, car il a testé voici quinze jours.

Bérurier qui est plein de vin jusqu’au ras du réservoir, en a le trop-plein qui jaillit. Il torche une giclée de chagrin d’un revers de manche et se tourne vers Laurentine.

— C’était tout de même un sacré bonhomme, notre oncle, hein, Laurentine ?

Elle s’emballe pas ; elle réserve sa réponse ! Elle attend d’avoir connaissance du document avant de laisser vagabonder ses glandes. Collignier découpe l’enveloppe avec un couteau corse sur lequel est gravé : « Che la mia ferita sia mortale ». Maintenant le silence se fait. On met une sourdine à sa respiration ; on évite de faire grincer sa chaise. C’est toujours émouvant, l’ouverture d’un testament, même comme, lorsque c’est mon cas, on n’est pas concerné. Ça radine de l’au-delà, ce genre de message. D’accord, quand le testateur a testé, il était vivant, mais sa mort fait que le papier aussi est mort. Une surprenante métamorphose réussit à transformer les dernières volontés d’un vivant en premières volontés d’un défunt.

— Je soussigné, attaque le notaire, Prosper, Jules, Benoît Bérurier, domicilié à Saint-Locdu-le-Vieux au lieu dit le Trou-du-Cru, sain de corps et d’esprit, déclare exprimer ci-dessous mes ultimes volontés. La vie m’ayant enseigné que l’amitié des animaux est plus solide que celle des hommes, je lègue la totalité de ma fortune à Mongénéral, fidèle compagnon de mes derniers jours.

— Quoi ! glapit Laurentine, dressée comme un fantôme sur une lande écossaise ! Il a osé faire ça ! Défier le Seigneur !

Béru se mord un bout d’ongle qu’il crache avec son adresse coutumière dans l’encrier de notre hôte.

— Calme-toi, Laurentine, fait-il. D’accord, il devait rouler sur la toile, tonton, ces derniers temps. Mais enfin brèfle, c’est son pognon à lui, après tout. Et si l’idée lui a chanté de le laisser à son clébard, il avait le droit !

La philosophie du Gros, encore que touchante, ne calme pas la vindicte de la vieille fille ! Elle se lève, va, vient, jette l’anathème au loin ! Un oncle pareil, c’est moins que rien. Une souillure de l’humanité ! Un oubli du Bon Dieu ! Un excrément de l’enfer ! Il crache à la figure des lois, Prosper ! Il déshonore la France ! Il ruine deux mille ans de civilisation, d’un seul coup de plume ! Il s’assied sur les Evangiles ! Il fait voir son cul au clergé ! C’est un mécréant ! Un mercantile ! Un manant ! Un loustic ! Un hérétique ! Un excommuniable ! Il sent le soufre ! Elle sait qu’il est en train de rôtir dans la plus chaude marmite de Satan, à l’heure où nous mettons sous compresse ! Il est banni ! Honni ! Vomi ! Déjecté ! Rejeté ! Expulsé ! Radié ! Sorti ! Evacué ! Un homme qui teste en faveur d’un chien n’a plus sa place nulle part, dans aucune classification conçue ou à concevoir ! Faudra effacer son nom du marbre de sa tombe ! L’exhumer ! Balancer sa dépouille dans un brasier. Déchirer les photos de lui, gommer son blaze de tous les registres d’état civil ! Et brûler sa maison ! Ses meubles ! Tout ce qu’il a touché ou même approché !

— Un instant, mademoiselle ! éclate Collignier dont la patience n’est pas la vertu cardinale, ni même épiscopale.

Elle se bloque une dernière invective dans les articulations de son dentier et défrime le tabellion à la sournoise.

— La lecture n’est pas terminée ! dit Collignier.

— Tu vois, gentilise Bérurier, on a peut-être droit à une prime de consolation : six petites cuillères ou un carillon vestimentaire. Attends, frénétique pas sans savoir…

— Comme Mongénéral est déjà âgé, reprend le notaire, et qu’il ne me survivra certainement pas très longtemps, j’entends qu’à sa mort les biens que je lui lègue aillent à mes neveux Alexandre-Benoît Bérurier (bien qu’il exerce l’horrible métier de flic) et Laurentine Berlinguet (bien qu’elle soit la dernière des garces) à condition que l’un et l’autre prennent soin de l’animal. Ils en auront la garde alternativement, pendant des périodes d’un mois. Au décès de Mongénéral, le cadavre de celui-ci devra être soumis au docteur Tifus, médecin vétérinaire à Saint-Locdu, lequel devra procéder à l’autopsie de la bête afin de s’assurer qu’elle est bien morte de mort naturelle et qu’elle n’a subi aucun mauvais traitement. En outre, Mongénéral ne pouvant assurer la gestion des biens dont il hérite, j’entends que mes neveux aient l’usufruit de ceux-ci. Charge à eux de les faire fructifier d’un commun accord. Dans l’hypothèse où la bête mourrait de façon suspecte, ou s’il était avéré qu’elle a subi de mauvais traitements, la totalité de mes biens iraient à la commune. La liste de mes biens est déjà déposée en l’étude de Me Collignier qui devra la communiquer aux ayants droit le moment venu !

Fait à Saint-Locdu-le-Vieux, le 11 janvier 1967.

La qualité du silence n’est plus la même. Rassurée, miss Laurentine se permet une petite chialée de bon ton.