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Pour finir il ne restait plus que les Dienesmann, Bernard et nous. Bernard a aussitôt déblatéré sur Catherine Mussin, nous engueulant de ne pas être venus le délivrer. Elle lui aurait dit qu’elle était dans sa troisième saison. Une femme qui te dit je suis dans ma troisième saison, t’astringe la bite définitivement ! On lui a raconté l’incident avec Georges qui a eu toute sa sympathie. Et puis on a reparlé de la neige. Et des cycles, de l’absurdité de croire en un temps linéaire, du passé qui n’existe plus, du présent qui n’existe pas. Etienne a raconté qu’autrefois, quand il faisait des balades avec son père en montagne, déjà avec Merle, ils marchaient bien au-devant de lui, coupant les chemins, dévalant les pentes, ils étaient les jeunes. Ensuite, avec leurs propres enfants, ils ont marché devant aussi pendant longtemps. On se retournait, on disait, on s’emmerde les gars à vous attendre ! a dit Etienne. Aujourd’hui, au bout de trois pas, ils sont déjà hors de vue. Irrattrapables sans même s’en rendre compte, comme on devait l’être. On attendait mon père en bas des côtes. Quand il surgissait au tournant du sentier, il prenait la tête de celui qui a flâné volontairement, par goût du beau. Il disait, vous avez vu le parterre de gentianes ? Et les myosotis ?… Maintenant c’est nous qui ralentissons le train, a dit Etienne. Les délicatesses de la nature nous freinent nous aussi. Ça va vite tout ça bordel. Enfin, je vais bientôt avoir une bonne excuse avec mes yeux !… On était bien tous les cinq dans la nuit, pieds sur la table basse, paisibles et un peu vieux, dans le foutoir de la maison. On était bien dans notre monde de nostalgies et de bavardages, buvant encore de l’eau-de-vie de poire. J’ai pensé qu’Etienne avait eu de la chance de marcher en montagne avec son père. Mon père n’était pas vraiment le genre de type avec qui on pouvait marcher en montagne. Ni marcher où que ce soit d’ailleurs. Quant aux myosotis !

En nous quittant, Bernard a demandé qui étaient la femme aux cheveux rouges et le type à la mèche giscardienne. Nos voisins du dessus, on a dit. Ils sont marrants, a dit Bernard, j’aime bien lui. On s’est mis sur le balcon pour les regarder partir. Bernard avec sa moto et son gros casque. Les Dienesmann contournant l’immeuble en se tenant par la taille. Plus trace de neige, le ciel était étoilé et l’air presque doux.

J’ai dit à Pierre, tu m’as trouvée jolie ?

— Très.

— Tu n’as pas trouvé que Jeanne était resplendissante ?

— Elle était bien.

— Mieux que moi ?

— Non, vous étiez très bien toutes les deux.

— Elle fait plus jeune ?

— Non, pas du tout.

— Je ne fais pas plus jeune quand même ?

— Vous faites pareil.

— Tu me connaîtrais pas, tu nous verrais toutes les deux, laquelle tu trouverais la mieux ?

— Et si on rangeait tout demain ?

— Tu irais spontanément vers qui ?

— Vers toi.

— Serge a dû lui dire la même chose dans l’ascenseur.

— Mathématique.

— Vous n’avez aucune crédibilité. Tu as aimé ses chaussures ? Tu ne trouves pas hideuses ces lanières ? Tu ne trouves pas ça fou de mettre ça à son âge ?

— Il reste une tortilla… Les trois-quarts du pain au poulet dégueulasse…

— C’est vrai qu’il était dégueulasse.

— Immangeable. Je le balance… Une énorme salade de riz… Du fromage pour dix ans… Personne n’a touché au pâté de foie…

— J’ai oublié de le sortir !

— La saucisse de la Forêt-Noire, tu peux assassiner un type avec.

— Balance-la. Gentil le Tartakover.

— Mon édition était antérieure.

— Gentil quand même.

— Oui.

— Georges est arrivé déjà bourré.

— Il est bourré à huit heures du matin.

— Pourquoi tu l’invites ?

— Il est seul.

— Il fait une ambiance horrible.

— Allons nous coucher.

On a continué à débriefer dans la salle de bain.

— Danielle et Mathieu Crosse, tu penses que c’est possible ? j’ai lancé.

— Il a l’air très chaud, elle je ne sais pas.

— J’aurais dit l’inverse. Je l’appelle demain matin.

— Quant à ta copine d’en haut, la Lydie, elle trace à fond dans l’espace intersidéral.

— Ah, tu trouves ! j’ai ri. Sur une île déserte : Claudette El Ouardi ou Lydie Gumbiner ?

— Lydie ! Cent fois Lydie !

— Claudette El Ouardi ou Catherine Mussin ?

— Claudette. Au moins tu peux discuter.

— Catherine Mussin ou Marie-Jo ?

— Difficile… Mussin, en la bâillonnant. À toi : Georges Verbot ou Lambert ?

— Non. Impossible.

— Obligée.

— Alors, je le lave et je lui récure les dents : Georges Verbot.

— Salope.

Une fois dans le lit, j’ai demandé à Pierre pourquoi on n’avait jamais utilisé fouet, menottes et compagnie. Il a eu une réaction épouvantable, il a ri. C’est vrai que ça n’aurait aucun sens entre nous. Il m’a dit, Georges ou Bernard ? J’ai répondu Bernard sans hésiter. Il a dit, il te plaît ce con ! Et ça a suffi à nous exciter.

J’étais presque endormie quand j’ai perçu un bruit qui ressemblait à une sonnette. Pierre avait mis sa lampe frontale pour relire un vieux SAS (depuis la mort de Gérard de Villiers, il souffre de ne pouvoir en lire de nouveaux). Je l’ai senti se raidir mais le silence régnait. Quelques minutes plus tard, on a entendu de nouveau le même tintement. Pierre s’est redressé pour écouter plus attentivement, il m’a tapotée et a dit en chuchotant, on a sonné. Il était deux heures cinq. On a attendu tous les deux, légèrement penchés en avant, lui toujours avec sa lampe frontale. Quelqu’un sonnait. Pierre est sorti du lit, il a enfilé un tee-shirt et un caleçon et est allé voir. Dans l’œilleton, il a reconnu Jean-Lino. Il a tout de suite pensé à une fuite d’eau ou ce genre de choses. Il a ouvert. Jean-Lino a fixé Pierre, il a eu un mouvement de bouche étrange, puis tout en gardant sa lèvre inférieure en forme de seau, il a dit, j’ai tué Lydie. Sur le coup, Pierre n’a pas vraiment intégré la phrase. Il s’est dégagé pour laisser Jean-Lino entrer. Jean-Lino est entré et est resté debout les bras ballants près de la porte. Pierre aussi. Ils sont restés tous les deux en attente dans le vestibule. Je suis arrivée en pyjama — une nuisette Hello Kitty, et un bas de pyjama à carreaux en flanelle. J’ai dit, qu’est-ce qui se passe Jean-Lino ? Il ne disait rien, il regardait Pierre — Qu’est-ce qui se passe Pierre ? Je ne sais pas, allons dans le salon, a dit Pierre. Nous sommes allés dans le salon. Pierre a allumé une lampe et a dit, asseyez-vous Jean-Lino. Il lui a présenté le canapé sur lequel il avait déjà passé la plus grande partie de sa soirée mais Jean-Lino s’est assis sur la chaise marocaine inconfortable. Pierre s’est mis sur le canapé et m’a fait signe de venir près de lui. J’avais honte du salon. On avait eu la flemme de ranger. On s’était dit on fera tout ça demain. On avait vidé les cendriers mais ça sentait la cigarette. Il y avait des serviettes froissées, des couverts éparpillés, des coupelles de chips… Sur le coffre il y avait encore un alignement de verres intouchés. Je voulais mettre un peu d’ordre mais j’ai senti que je devais m’asseoir. Jean-Lino était plus haut que nous sur la chaise marocaine. Sa mèche recouvrante pendait à moitié sur le côté droit, l’autre partie flottait vers l’arrière, c’était la première fois que je voyais le crâne à nu. Il y a eu une sorte de silence et puis j’ai dit doucement, qu’est-ce qui se passe Jean-Lino ? On observait sa bouche. Une bouche en recherche de formes diverses. Apporte-nous un petit cognac Elisabeth, a dit Pierre.