Certains jours, quand je me réveille, mon âge me saute à la gueule. Notre jeunesse est morte. Nous ne serons plus jamais jeunes. C’est ce jamais plus qui est vertigineux. Hier j’ai reproché à Pierre d’être mou, indolent, satisfait de peu, j’ai fini par dire, tu laisses la vie passer. Il a cité un collègue prof d’éco, mort d’une attaque le mois dernier, il a dit, Max bouffait la vie, projet sur projet, regarde à quoi ça lui a servi. Ça me file un peu le bourdon, c’est difficile de ne plus se projeter. Mais peut-être que l’idée même du futur est nocive. Il y a des langues qui ne possèdent même pas ce temps dans leur grammaire. The Americans est devenu mon livre de chevet. Depuis que je l’ai rouvert, je le feuillette un peu tous les jours. Dans une rue de Savannah, un après-midi de mille neuf cent cinquante-cinq qui est l’année de toutes les photos du livre, un couple traverse une rue. Lui est un soldat en uniforme, chemise et casquette. Il peut avoir une cinquantaine d’années, pipe au bec, décontracté à l’américaine, en dépit du corps boudiné et du bide scié à la taille par le pantalon. La femme est nettement plus petite malgré les talons et lui tient le bras à l’ancienne, dans le pli du coude. Robert Frank les a saisis de face, tous deux regardent l’objectif. Elle s’est mise sur son trente-et-un, moulée dans une jolie robe sombre, gansée aux poches et au cou, avec des escarpins vernis. Elle sourit au photographe. Elle paraît plus âgée que lui, le visage marqué par des souffrances, enfin c’est ce que je vois. On pense tout de suite qu’elle ne se balade pas tous les jours au bras d’un homme, qu’elle vit un jour de magnificence avec son sac neuf, sa mise en plis de jeune fille, son mec balaise et sa casquette d’officier. C’était un dimanche de la vie comme il y en a, où la chance s’est abattue sur vous. La première fois que j’ai vu Lydie, elle traversait le hall et sortait de l’immeuble au bras de Jean-Lino. En plein après-midi, sur son trente-et-un elle aussi, pomponnée et droite, fière d’elle-même, de la vie, de son petit homme grêlé. Ils venaient d’emménager. Peut-être n’a-t-elle jamais plus franchi la porte de l’immeuble avec ce contentement radieux. On fait tous ça un jour, homme ou femme, on se pavane au bras de quelqu’un comme si on était seul au monde à avoir décroché le gros lot. Il faudrait s’en tenir à ces fulgurances. On ne peut espérer aucune continuité dans l’existence. J’ai parlé avec Jeanne au téléphone. Son aventure prend l’eau. L’encadreur est de moins en moins empressé et de plus en plus dissolu. Quand notre mère est morte, Jeanne a voulu profiter du malheur pour introduire un espace sentimental dans la relation. Le type s’est montré passablement indifférent et l’a gavée de messages hard dans les jours qui ont suivi. Il veut l’entraîner dans des partouzes et l’offrir à d’autres hommes. Quand elle résiste, il devient agressif. Jeanne m’appelle presque tous les jours à moitié en larmes. Elle me dit, il m’a mis des images dans la tête. J’ai envie d’aller voir maintenant. Mais je ne suis pas de taille. Je suis vulnérable. Je suis seule. Je n’ai pas de rampe. Pour une glissade en enfer il faut une rampe, moi je glisse et je reste en bas.
Jean-Lino a rouvert la porte de son appartement. Il enlève son blouson et l’accroche dans l’entrée. Lydie est toujours à son bureau devant l’ordi. Jean-Lino rentre dans le salon. Elle a ses lunettes d’écaille papillon au bout du nez et ne tourne pas la tête. Il aimerait lui faire sentir qu’un changement radical s’est produit et prononcer quelques mots définitifs. Mais il est faible, son esprit est embrouillé. Rien ne lui vient. Sur la desserte en verre, à côté des alcools, il y a le baby-bulle Spider-Man du Jardin d’Acclimatation. Rémi adorait faire des bulles sur le balcon. Quand il y avait du vent, il courait pour voir si elles avaient contourné l’immeuble et passaient devant la petite chambre d’angle. Avant le dîner, en revenant du jardin, il s’était accroupi entre les plantes, au pied de la balustrade, le nez fiché entre les barreaux. C’est un professionnel, il sait faire des bulles géantes, des minuscules en grappe, des enceintes, des bizarroïdes. Au bout d’un moment il n’y a plus eu de liquide dans le pot. Jean-Lino l’a remplacé par un mélange de Mir vaisselle et d’eau. Il avait mis trop de savon. Les bulles étaient lourdes et brûlaient la peau. Rémi a renversé le contenu du tube sur la tête de gens qui passaient. Les gens ont pesté, Rémi s’est caché en riant. Jean-Lino a ri aussi. Lydie s’était dépêchée de fermer la fenêtre en lui demandant pourquoi il faisait une chose pareille à son âge. Rémi a dit qu’il l’avait jeté parce que le produit de Jean-Lino lui faisait mal à la peau et aux yeux. Lydie a engueulé Jean-Lino. Le petit a attendu que ça passe sans rien manifester. Jean-Lino se remémore cet air désinvolte. Il l’avait pris pour de la gêne. L’embarras des enfants devant les chamailleries adultes. Mais peut-être que c’était plus grave. De l’indifférence, du dédain ? Les mots de Lydie le minent. Sa chevelure a la même teinte que l’abat-jour. Il lui trouve un air de diseuse de bonne aventure. Elle se tient archidroite, il peut sentir son hostilité de la cambrure des reins aux omoplates. Jean-Lino se sert un verre de Fernet-Branca qu’il boit debout planté au milieu du salon. Pendant une seconde, l’idée lui vient de saisir la lampe et de l’abattre sur sa tête. Lydie s’affaire sur l’écran. Elle note des choses sur un calepin à côté. Jean-Lino s’approche pour voir. Elle est sur un site de défense des animaux de ferme, il distingue un texte sur le calvaire des dindes. Il abaisse brutalement le couvercle de l’ordi et dit, tu nous fais chier avec ta basse-cour, j’en ai marre de tout ça. Elle veut le rouvrir mais il appuie sa main dessus. Elle dit avec un ricanement de mépris, je sais que tu t’en fous.