— Oui, complètement, dit Jean-Lino, je me fous complètement du poulet, du dindon, du cochon, de tous ces gens, je me fous de la vie du poulet, je veux bien bouffer ton poulet bio parce qu’il est meilleur mais à part ça je m’en fous, je me fous qu’il ait été malheureux, qu’est-ce qu’on en sait, je me fous qu’il n’ait pas vu le jour, qu’il n’ait pas sautillé dans les arbres comme un merle ou ne se soit pas roulé dans la poussière, je ne crois pas à la conscience du poulet, le poulet est fait pour être élevé, tué et bouffé. Viens te coucher maintenant.
Elle a tenté de lutter mais il s’est mis devant elle en travers de la table. Bien qu’il ne soit ni épais ni grand il reste plus fort qu’elle. Elle finit par laisser tomber. Repoussant la chaise pour partir dans la chambre, elle dit, voilà ton vrai visage.
— Voilà mon vrai visage ! Oui, oui, voilà ! Je suis heureux que tu le découvres ! Et tu penses toi que tu m’as fait honneur quand tu as osé demander avec ta voix aigre-douce l’origine du poulet de son pain de poulet, quand tu as dit que tu ne mangeais plus de poulet sans être sûre de son origine comme si on était dans un chinois et que ça pouvait être du rat. Tu aurais pu te contenter de ne pas y toucher, non, il fallait que tu mettes le sujet sur la table, que tu rameutes pour donner en passant ta petite leçon de morale, et que tout le monde soit au fait de ton comportement vertueux.
Il la suit jusqu’à la chambre. Elle tente de l’empêcher d’entrer. Impossible. Elle s’assoit sur le lit et se met à enlever ses barrettes de cheveux. Elle le fait avec une application minutieuse, les rangeant une à une dans une trousse, l’activité excluant tout autre motif d’intérêt.
— J’en ai marre des restrictions permanentes, enchaîne Jean-Lino que cette gestuelle maniaque horripile, il y en a marre de vivre sous la terreur, si j’ai envie de bouffer du poulet tous les jours, j’en bouffe tous les jours, il y a des gens comme toi pour ne bouffer que des graines et de la salade, il y en a de plus en plus des gens comme toi, bouffez votre salade et ne faites plus chier.
— Sors de ma chambre.
— C’est la mienne aussi.
— Tu es ivre mort.
— Ce que je ne comprends pas, c’est qu’on ait le temps de s’apitoyer sur tout ça. Quitte à s’apitoyer, autant s’apitoyer sur les hommes. Le monde est horrible. Les mecs crèvent à nos portes et on s’apitoie sur les volailles. Il y a une limite à l’apitoiement. Tu ne peux pas l’exercer sur tout ou alors tu es l’abbé Pierre, d’ailleurs c’était un enculé, il s’apitoyait sur les clodos et crachait sur les juifs. Même lui, il n’avait pas le cœur assez grand.
— Tu sais ce qui nous sépare des bêtes ? s’écrie Lydie. Tu sais la distance entre nous et les bêtes ? Ça !
Elle claque du doigt.
— Et chaque jour elle diminue. Demande à tes amis scientifiques.
— On connaît tes théories.
— Ce ne sont pas les miennes !
— Fais, fais ton air de dégoût, plisse ta bouche, vas-y, toutes tes grimaces de harpie, fais-les.
— Sors de la chambre, Jean-Lino.
— Je suis chez moi dans cette chambre.
— Je veux être seule.
— Va dans l’autre.
— Dis à ce chat de sortir de la chambre.
— Non, il est chez lui aussi.
— Il n’est pas chez lui dans ma chambre !
— Accepte-le un peu, il est triste tout seul.
— Nous avons déjà eu cette discussion.
— Le pauvre. Pourquoi n’as-tu pas pitié de lui puisque tu es si sensible à la cause animale ?
— Fuori Eduardo !
— Pas la peine de lui crier dessus.
— Dégage connard !
Le chat regarde Lydie avec morgue et ne bouge pas du tout. Lydie déploie sa jambe et le repousse violemment. Le talon pointu de la Gigi Dool atteint Eduardo au flanc. Il pousse un cri de souffrance. Selon Jean-Lino lui-même, le gémissement les ébranle tous les deux mais il est trop tard. Au moment où Lydie s’incline vers le chat, Jean-Lino empoigne sa tignasse libérée des barrettes et lui tord la tête en arrière. Elle essaie de se retourner pour se libérer mais lui ne sait plus trop ce qu’il fait, il tient les touffes de cheveux dans ses deux mains et les agite en sens inverse. Elle est effrayée. Il la trouve laide. De sa bouche déformée ne sort aucun mot intelligible mais des sons suraigus qui l’irritent. Jean-Lino veut le silence. Il veut que la gorge ne produise plus de son. Il serre le cou. Lydie se débat. Se cabre. Il a trop bu. Il est fou. On ne sait pas. Il serre le cou en appuyant avec ses pouces, il veut qu’elle cède, qu’elle s’aplatisse, il serre jusqu’à ce que plus rien ne bouge.
Il met du temps à comprendre ce qui vient d’arriver. Il croit d’abord, étant donné la personnalité de Lydie, qu’elle fait semblant d’être morte. Elle a déjà mimé quelque syncope ou catalepsie par le passé. Il la secoue gentiment. Il dit son nom. Il lui dit d’arrêter de faire l’idiote. Il laisse passer un moment dans le silence total pour que Lydie le croie sorti de la pièce. Eduardo joue le jeu, complètement immobile comme savent le faire les fauves. Lydie persiste dans sa fixité. Ce sont ses yeux qui l’alertent. Ils sont ouverts. Il ne croit pas qu’on puisse maintenir ce regard de stupeur invariable. L’idée de la mort le traverse. Lydie est peut-être morte. Il met un doigt sous ses narines. Il ne sent rien. Ni chaleur ni souffle. Il n’a pas serré fort malgré tout. Il approche son visage. Il n’entend rien. Il pince une joue, il soulève une main. Il fait ces gestes avec terreur et timidité. Les larmes arrivent. Il s’effondre.