— On n’a pas le temps de faire ça.
Il n’écoutait plus. Il s’excitait sur la chaîne, les mains à deux millimètres de ses lunettes dans une position crustacéesque, la bouche haineuse.
— Mais qu’est-ce que vous faites, Jean-Lino !
Il semblait hors de lui. J’essayais d’entrouvrir ses paumes, j’ai fini par le taper.
— Je voudrais faire quelque chose !
— Qu’est-ce que vous voulez faire ?
— Un rituel…
— Qu’est-ce que vous voulez faire comme rituel ?… Vous avez allumé une bougie, c’est très bien.
— J’ai dit le début du chema.
— C’est quoi ?
— La prière juive.
— Voilà.
— Mais Lydie est catholique.
— Première nouvelle.
— Elle avait aussi d’autres croyances, mais elle tenait à rester catholique.
— Faites le signe de croix !
— Je ne sais pas le faire.
— Alors mettons-la dans la valise Jean-Lino !
— Oui. Je débloque.
Je me suis placée du côté des pieds. Jean-Lino a passé ses bras sous les épaules de Lydie. Il a dit, il faut la mettre en chien de fusil et la faire glisser ensuite. J’ai apprécié qu’il redevienne technique séance tenante. Je n’avais jamais manipulé un corps mort. Touché, embrassé, oui. Manipulé non. Elle n’avait pas de collants, le contact de la peau m’a saisie par sa tiédeur. On l’a mise sans problème sur le flanc. Elle a roulé à moitié sur le ventre de façon totalement longiligne comme si elle se jouait de nous. Avant de la verser dans la valise, il fallait la faire se recroqueviller. J’ai senti que Jean-Lino voulait s’occuper lui-même de l’opération. Il a contourné la valise, il a soulevé les cuisses à travers la jupe et les a ramenées vers l’avant de façon que les genoux plient. Ensuite il a saisi la taille afin qu’elle plie aussi. Il a fini en arrondissant le haut du corps. Le tout avec rapidité et délicatesse. Lydie se laissait faire gentiment avec son fichu et son visage paisible de campagnarde. Pour finir on aurait dit une petite fille qui dormait sur le lit en position fœtale. J’ai senti que Jean-Lino hésitait à la faire basculer. J’ai offert mon aide, dans l’idée de la retenir pour éviter une chute brutale dans la valise. Elle y est arrivée chiffonnée et en désordre. Il a fallu la remettre convenablement et faire rentrer tout ce qui débordait. L’impression d’enfantine sérénité avait disparu. Lydie était compressée et distordue. Ses cheveux frisés surgissaient du foulard en une grappe étrange sur le revêtement rouge. On avait dû lui ôter ses chaussures et les coincer dans des interstices. Je voyais que Jean-Lino souffrait. J’ai pris sur moi d’actionner la fermeture éclair. Mais pour boucler la valise, il fallait appuyer et s’asseoir dessus. Je me suis assise. J’ai senti s’affaisser sous mes fesses la consistance molle du corps. J’ai dit, aidez-moi. Il a récupéré l’autre languette et a tiré.
— C’est affreux.
— Elle est morte Jean-Lino, elle ne sent rien.
Ça ne fermait pas. Il restait une béance sur un côté. Jean-Lino s’est assis aussi. Je me suis relevée pour me laisser tomber sur les fesses le plus lourdement possible, Jean-Lino a fait pareil, on se levait et on se laissait tomber, on gagnait des petits centimètres de fermeture éclair. Pour finir je me suis couchée de tout mon long, Jean-Lino s’est couché en sens inverse, tous les deux tournoyant sur les bosses tels des rouleaux à pâtisserie sur une pâte. Quand le curseur a avalé les dernières dents, on était exténués. Jean-Lino s’est relevé avant moi. Il a rabattu et lissé sa mèche dix fois de suite. Maintenant il faut le sac et le manteau, il a dit en remettant ses lunettes. Je l’ai suivi dans le salon. Le sac de Lydie était posé par terre, grand ouvert près du secrétaire. J’ai jeté un coup d’œil au bloc-notes près de l’ordinateur. J’ai distingué les mots ulcères, cannibalisme suivis de 25 000, puis une flèche avec écrit, souligné, Vie et mort d’un oiseau. Manipulations à la Frankenstein. Souffrance inscrite dans leurs gènes. Le stylo était posé en travers. La lampe avec son abat-jour safran était allumée. Je n’avais jamais vu son écriture. Ces mots, écrits pour mémoire, finement penchés, m’ont fait sentir l’existence de Lydie plus que n’importe quel instant de sa présence physique. Le geste de noter, les mots eux-mêmes et l’inconnu de leur destination. Et plus mystérieusement le mot oiseau. Le mot oiseau appliqué à la volaille. Jean-Lino accroupi vérifiait l’intérieur du sac à main. Il a pris le portable qui était sur la table et l’a mis dedans. Eduardo s’était approché et regardait aussi. Une angoisse terrible m’a prise. Je ne comprenais plus du tout ce qu’on faisait. Je me suis revue quelques heures avant au même endroit, une chaise à la main, signant la pétition contre le broyage des poussins. Lydie Gumbiner ouvrait des tiroirs pour trouver des choses à me donner. La brièveté du passage de la vie à la mort m’est apparue vertigineuse. Une bagatelle. Jean-Lino a ouvert un placard, il en a sorti le manteau vert que je connaissais bien. Un modèle long, à la russe, serré à la taille et évasé en bas. Je la voyais par la fenêtre trottiner sur le parking avec ce manteau et des bottines. Chaque hiver, je voyais réapparaître le manteau redingote, ça faisait partie de l’écoulement du temps à Deuil-l’Alouette. J’avais porté un manteau jusqu’aux pieds à l’époque du long. Je ne l’avais jamais assumé complètement. Un jour, dans un escalator des Galeries Lafayette, le bas s’était coincé entre deux marches. Le mécanisme s’était aussitôt enrayé créant l’arrêt du mouvement. J’ai attendu avec mon manteau qu’on vienne me délivrer, sans jamais avoir eu l’idée de l’enlever. Jean-Lino est reparti dans la chambre. Il y a eu un cognement, puis un bruit de roulement dans le couloir. J’ai vu arriver ma valise rouge dans l’embrasure. Enflée, monstrueuse, poignée télescopique en position maximum.
Quand on demande à Etienne des nouvelles de sa vision, il répond, tout est sous contrôle. C’est une expression qu’il a prise de son père qui était préfet de police. Je l’ai toujours entendu dire, c’est sous contrôle, même quand rien ne va. D’ailleurs sa vision n’est pas du tout sous contrôle puisqu’il est atteint de la DMLA sèche, dite la mauvaise, celle pour qui, contrairement à l’humide, les piqûres ne servent à rien. Nous ne demandons pas souvent à Etienne des nouvelles de sa vision. Nous ne voulons pas que ça devienne un sujet. D’un autre côté, nous ne pouvons pas ne jamais nous en inquiéter. C’est une balance subtile entre réserve et intrusion. Seul chez lui le week-end dernier, Etienne a cru pouvoir régler au feeling, sans lunettes ni lampe de poche, le thermostat du chauffage. Il a tourné la rondelle dans le mauvais sens. Quand Merle est revenue, elle est entrée dans un four chauffé à blanc. Tout est sous contrôle a le mérite de clore le chapitre à peine ouvert. La phrase ne dit rien de la réalité, ni même de l’état d’âme de celui qui la prononce. C’est une sorte de garde-à-vous existentiel assez pratique. Et drôle aussi. Le corps fait ce qu’il veut, les cellules se comportent selon leur bon plaisir. Finalement qu’est-ce qui est sérieux ? Dernièrement on s’est rappelé un épisode du temps où leur fils aîné était encore au lycée. Merle et Etienne avaient reçu une convocation du proviseur sur laquelle était notifié que Paul Dienesmann s’était très mal comporté à Auschwitz. Etienne avait reçu son fils, assis, la mine grave, et avait dit — on en rit encore —, il paraît que tu t’es très mal comporté à Auschwitz ? Après plus amples informations, il ressortait que Paul avait fait le mariole dans le car qui les conduisait de Cracovie à Birkenau, créant parmi ses camarades un climat contraire à la mémoire et au recueillement. J’ai pris en grippe le mot recueillement. Le principe aussi. C’est devenu la grande mode depuis que le monde fonce vers un indescriptible chaos. Politiques et citoyens (encore un mot génialement creux) passent leur temps à se recueillir. J’aimais mieux avant, quand on apportait la tête de l’ennemi au bout d’un pic. Même la vertu n’est pas sérieuse. Ce matin, avant de partir à Pasteur, j’ai appelé la maison de retraite de la tante pour prendre de ses nouvelles. La conversation terminée, je pense, tu es vraiment quelqu’un d’attentif, tu t’inquiètes des autres. Deux secondes après, je me dis, c’est minable cette satisfaction de soi pour une action aussi élémentaire. Et aussitôt, c’est bien, tu es vigilante avec toi-même, bravo. Il y a toujours un grand féliciteur qui a le dernier mot. Quand Denner, enfant, sortait de la confession, il s’arrêtait sur le parvis de Saint-Joseph des Épinettes, humait l’air à pleins poumons et se disait, à présent je suis un saint. Et tout de suite après, en descendant les marches, merde, péché d’orgueil. Dans un sens ou dans l’autre, la vertu ne tient pas. Elle ne peut exister qu’à notre insu. Denner me manque. Un homme mort il y a trente ans vous manque soudain. Quelqu’un qui n’aura rien connu de ma vie, ni métier, ni mari, enfant, là où j’habite, les lieux que j’ai vus, ni ma tête dans le temps. Ni plein d’autres choses inimaginables à l’époque. Il arriverait et on se marrerait. De tout. Est-ce qu’il y a dans le ciel, quelque part, une petite étoile Denner ? Il me semble l’entrevoir de temps en temps. Joseph Denner avait quatre ans de plus que moi. Grand, musclé, anar et alcoolo. Son père était cuistot. À quatorze ans, il était plongeur à la gare de Colmar. Je le sais encore car Denner aimait le répéter. Joseph avait aimé et admiré son père, mais non sa mère, selon lui un monstre petit-bourgeois et économe. Ils habitaient dans trois chambres de bonne réunies rue Legendre, la salle de bain faisait également cuisine et ils recouvraient la baignoire d’une planche pour faire plan de travail. Je me souviens d’un minuscule salon mansardé, et derrière, séparée par une grille dorée toujours fermée, la chambre des parents, minuscule également. L’alcool s’y trouvait dans une armoire. En hauteur la grille se terminait en torsade, il y avait un espace vide. Par une reptation surnaturelle, Denner se glissait à l’horizontale pour piquer du whisky. Il avait fait deux ans de service militaire en Allemagne dans un bataillon disciplinaire. Il vivotait en jouant de la guitare dans le Pax Quartet, un groupe plus ou moins catho qui le gardait par charité. Il croyait en l’aventure, on rêvait d’alpinisme, de Machu Picchu en sifflant des Carlsberg au Pub Miquel, on n’allait jamais nulle part sauf quelques virées nocturnes en bord de mer. Il était susceptible et caractériel. On était tous plus jeunes que lui, personne n’osait le contredire. J’ai encore des livres qui lui appartenaient, Vian, Genet, Buzzati. Il les adorait. Je les ai toujours conservés à part, dans un coin, où que je sois, à côté des livres de photos, la petite collection qu’on s’était fabriquée ensemble, Frank, Kertesz, Cartier-Bresson, Winogrand, Weegee, Weiss, Arbus (on les chourait à la librairie Péreire ; Denner avait trouvé dans un surplus une veste de chasse avec une grande poche arrière). Dans certaines photos de Garry Winogrand, les filles sortent dans les rues en bigoudis, avec un foulard. Ça leur donne un côté poule, je-m’en-foutiste, vraiment sexy. Je m’étais mise à le faire à une époque. Je me suis toujours intéressée aux arrangements de cheveux. On ne peut pas penser le monde ni même les hommes en général. On ne peut se faire une idée que des choses qu’on a touchées. Tous les grands événements alimentent la pensée et l’esprit, comme le théâtre. Mais ce ne sont pas les grands événements ni les grandes idées qui font vivre, ce sont des choses plus ordinaires. Je n’ai retenu en moi, vraiment, que des choses à portée de main, que je pouvais toucher de mes mains. Tout est sous contrôle.