— Je vous abandonne.
Il s’est relevé.
— Allons le mettre chez vous.
Le rouge lui était monté aux joues et ses yeux s’étaient écarquillés derrière les montures jaunes. J’ai compris que ça ne servirait à rien d’argumenter. Alors faisons vite, j’ai dit. On a fermé la porte pour ne pas laisser la valise en vue (de qui, à trois heures du mat ?) et on est remontés à pied en enjambant les marches. Chez lui, Jean-Lino a foncé dans la petite chambre d’où il est ressorti aussitôt avec un sac de voyage en toile. On est allés dans la cuisine. Il a mis dans le sac un paquet de croquettes en précisant que ce n’étaient pas celles qui donnaient la diarrhée, selon lui le chat était pour ainsi dire sinon guéri du moins sorti d’affaire, il restait deux jours de traitement, on pouvait oublier la levure et les gélules anti-calculs mais pas le Revigor 200. Il mettait l’ordonnance avec les coordonnées du vétérinaire dans le sac. Il a sorti d’un placard un diffuseur Feliway qu’il a jeté dans le sac, pour remplacer, a-t-il dit, tandis qu’on filait au salon, les phéromones faciales, et aider le chat à se sentir en sécurité dans le nouvel environnement. Je comprenais un mot sur deux. Dans le salon il a ramassé des jouets, balles et fausse souris, il s’est mis à tournoyer sur lui-même avant de repérer une longue tige terminée par une queue en imitation léopard et des plumes. Il adore la canne à pêche, a-t-il dit en fourrant le tout dans le sac. C’est un chasseur, il faut jouer avec lui au moins trois fois par jour, a-t-il ordonné, en repartant dans la cuisine. Vous pouvez prendre la litière ? J’ai pris la bassine. Jean-Lino a saisi Eduardo qui rôdait dans ses jambes. Et tout à coup j’ai vu la table, et j’ai dit, attendez ! Il y avait ma clope dans le cendrier ! Ma longue clope à peine fumée. J’avais vu trop de Faites entrer l’accusé pour ne pas repérer la boulette fatidique. J’ai mis le mégot dans la poche du manteau en regardant si je n’avais pas laissé d’autres traces. Eduardo a miaulé en exhibant ses dents de félin. On est descendus par l’escalier, lui devant, moi derrière. J’ai ouvert la porte. Aucun bruit. J’ai déposé la litière dans la cuisine. J’ai fermé la porte du couloir qui mène à la chambre. Dans l’entrée, Jean-Lino a posé par terre Eduardo et le sac de voyage. Il a repéré une prise murale sur laquelle il a immédiatement branché le diffuseur Feliway. À quatre pattes lui-même, le torse comprimé dans le perfecto, il a pris dans ses mains le museau du chat et lui a chuchoté des mots en frottant son nez contre le pelage. Je l’ai pressé, terrifiée à l’idée que Pierre puisse surgir. J’ai eu un instant l’idée de changer de chaussures avant de la rejeter comme une idiotie fatale. Au moment de partir, Jean-Lino a sorti du sac un tee-shirt qui devait lui appartenir et l’a mis en tapon devant Eduardo.
On a repris les escaliers. Lui se laissait tomber sur chaque marche comme un somnambule. Il n’avait plus aucun jus. Arrivés en bas, on s’est rassis au même endroit. J’ai repris le portable de Lydie, et bien que je ne comprenne plus grand-chose à la situation, j’ai dit, Jean-Lino, il faut le faire. En plus la batterie est presque à plat.
— J’allais où avec la valise ?…
— Nulle part ! Vous n’alliez nulle part. Vous ne savez même pas pourquoi vous l’avez mise dans la valise. Vous avez eu un coup de folie.
— Un coup de folie…
J’ai composé le 17 et je lui ai tendu l’appareil. Une voix enregistrée a dit, vous êtes en relation avec Police Secours suivi d’un petit speech anxiogène. Puis ça a sonné. Ça sonnait dans le vide. Jean-Lino a raccroché.
– Ça ne répond pas.
— C’est impossible. Rappelez.
— Je dis quoi ?… J’ai tué ma femme ?
— Pas j’ai tué ma femme de but en blanc.
— Qu’est-ce qu’il faut dire ?
— Mettez un peu de forme. Dites, je vous appelle parce que je viens de faire une bêtise…
Il rappelle. À nouveau le speech. Votre conversation est enregistrée, tout abus sera sanctionné. Une vraie femme décroche aussitôt après. Police Secours, j’écoute. Jean-Lino me regarde paniqué. J’ébauche un de ces gestes censés apaiser l’interlocuteur. Complètement recroquevillé sur lui-même, la tête au niveau des genoux, Jean-Lino dit, je vous appelle parce que j’ai commis une bêtise…
— Quelle bêtise ? dit la voix.
— J’ai commis un meurtre…
— Dans quelle commune vous êtes ?
— Deuil-l’Alouette.
— Vous connaissez l’adresse où vous vous trouvez ?
Jean-Lino répond à voix basse. La fille lui fait répéter le nom de la rue. Elle demande si l’adresse correspond à son domicile. Elle paraît gentille et calme.
— Vous vous trouvez sur la voie publique ou à l’intérieur d’un bâtiment ?
Sous sa voix on perçoit des cliquetis de clavier.
— Je suis dans le hall.
— Dans le hall de votre immeuble ?
— Oui.
— Il y a un digicode ?
— Je ne me souviens plus…
— Est-ce que vous êtes seul ?
Jean-Lino se redresse. Affolement. Je lui fais signe de me mentionner.
— Non…
— Vous êtes avec qui ?
Avec mes lèvres j’articule voi-sine.
— Avec ma voisine.
— Une seule personne.
— Oui.
— Monsieur, qu’est-ce qui s’est passé ?…
— J’ai tué ma femme…
— Oui… ?
Il se tourne vers moi. Je ne trouve rien à souffler.
— Elle est où votre femme ? Est-ce qu’elle est avec vous actuellement ?…
Il essaye de répondre mais aucun son ne sort. La lèvre inférieure s’est remise en mouvement en une palpitation continue. On dirait le plancher buccal d’un batracien.
— Vous vous appelez comment monsieur ?
— Jean-Lino Manoscrivi.
— Jean… Lino ?
— Oui…
— Est-ce que vous êtes armé Jean-Lino ?
— Non. Non, non.
— Votre voisine non plus ?
— Non.
— Est-ce que vous avez consommé de l’alcool ou des produits stupéfiants ?…
— Non…
Il me voit mimer le fait de boire un peu avec des amis.
— Un peu d’alcool…
— Est-ce que vous prenez un traitement en lien avec un problème psychiatrique ?…
La communication s’est coupée. Plus de batterie. Jean-Lino a regardé l’écran noir. Il a rabattu le clapet et étendu la chaînette du bijou sur le plastique jaune pour bien positionner la plume. J’ai mis mon bras autour de ses épaules. Jean-Lino a remis son chapeau. On était dans un coin de gare, en attente. Avec la longue redingote trop étroite, mes pantoufles en fausse fourrure et la valoche. Des romanos en transit. Prêts à être embarqués on ne sait où. Il a dit, elle était gentille la fille. J’ai dit, oui, elle était gentille. Et lui, qu’est-ce qu’elle va devenir la tante sans moi ? Elle n’a que moi.
N’avoir personne. Les héros de The Americans donnent l’impression de n’avoir personne. C’est ce qui les constitue. Ils se tiennent en bordure de routes, de bancs, de salles, venus chercher quelque chose qu’ils ne trouveront pas. De temps en temps ils rayonnent dans une lumière précaire. Ils n’ont personne. Le témoin de Jéhovah n’a personne. Il marche dans les rues avec son cartable bourré de revues, le cartable lui donne figure d’homme et lui tient lieu de destination. Quand on grandit avec l’idée de n’avoir personne, on peut difficilement revenir en arrière. Même si quelqu’un vous prend la main et vous entoure, ça ne vous arrive pas vraiment. Les dimanches et les jours fériés, avenue Parmentier, les parents de Jean-Lino l’envoyaient dans la cour. Il traînait. Accroupi sur les pavés, il creusait des rigoles là où des herbes poussaient. Il bricolait des petites pièces jetées par l’horloger. Il n’y avait pas d’autre enfant. N’avoir personne c’est n’avoir même pas soi-même. Quelqu’un qui vous aime vous délivre un certificat d’existence (ou de consistance). Quand on se sent seul, on ne peut pas exister sans une petite fable sociale. Vers l’âge de douze ans, j’attendais que l’amour me rende mon identité perdue (celle qu’on était censé avoir avant que Zeus ne nous coupe en deux), mais, dans l’incertitude d’un tel avènement, je misais aussi sur la gloire et les honneurs. Comme j’étais calée dans les matières scientifiques, je me projetais dans l’avenir comme chercheuse : mon équipe avait découvert un traitement révolutionnaire pour soigner l’épilepsie et je recevais une médaille mondiale, genre Nobel. Jeanne était mon manager. Elle s’asseyait sur le lit gigogne avec Rosa, la poupée qui représentait Thérèse Parmentolo, une copine de lycée atteinte du haut mal, et écoutait mon discours en lançant quelques applaudissements. Ensuite, Thérèse Parmentolo (que je faisais aussi) venait exprimer sa gratitude. Parfois je me demande si tout ce que nous croyons être ne provient pas d’une série d’imitations et de projections. Même si je n’ai pas été chercheuse et me suis réfugiée dans un truc plus sécurisant, j’entends souvent que je me suis extirpée de mon milieu ou sortie de ma condition. C’est idiot. Je me suis juste sauvée de la non-consistance. Les gens appellent Police Secours pour discuter car ils n’ont personne d’autre, m’a dit textuellement un gardien de la paix. C’est la majorité des appels du 17. Ils avaient une femme qui appelait plusieurs fois par semaine. Avant de raccrocher elle disait, passez le bonjour à toute la brigade. Joseph Denner me jouait des airs mélancoliques avec sa guitare. Il faisait Céline d’Hugues Aufray, il faisait Eleanor Rigby des Beatles qu’il chantait presque à plat avec sa voix faible, un mauvais accent, sans comprendre tous les mots, All the lonely people… Where do they all belong… J’étais tous ces gens sans foyer. Passez le bonjour à toute la brigade. Comme si elle était quelqu’un pour la brigade.