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Le portier du Connor bigle ma valoche de fîbrane comme si c’était l’étal d’un marchand de lacets. Lui aussi me renouche illico et se met à me parler dans un français qu’il a dû apprendre dans un lexique javanais.

Il est sentencieux, sévère.

— Une chambre ! Dis-je.

Il me conduit à la réception et je m’explique. Deux minutes plus tard, je prends possession d’une crèche qui est un véritable bijou : cosy, bar à liqueurs, salle de bains, etc.

Je déballe mes fringues, puis je me dessape et je prends une douche glacée. Ensuite, j’inventorie la cave à liqueurs, mais tous les flacons sont factices. Comme je n’aime pas ces plaisanteries, je sonne le garçon d’étage et, lui collant dans les pognes une bouteille de whisky bidon, je lui dis de m’amener dare-dare le modèle vivant !

Il s’exécute.

Je n’arrive pas à retrouver mon équilibre ; pourtant, j’aurais pu venir dans ce pays à l’époque de la prohibition, ç’aurait été moins marrant !

Vautré sur le plume, en peignoir de bain, un verre de rye à portée de la patte, je me mets à compulser le dossier des taxi-girls bousillées.

Comme vient de me le dire Grane, elles ont toutes les sept été tuées de la façon la plus discrète qui soit. Comme disait un pote à moi : « Si c’était pas de leur cadavre, on s’en serait même pas aperçu. »

Deux sont mortes dans la rue, d’un coup de couteau ajusté en plein cœur, trois ont fini leurs jours dans leur piaule avec une praline dans la calbombe, une est clamsée dans un taxiphone, étranglée, et une a été trouvée la gueule dans sa baignoire. Toutes les sept avaient dans une main le fameux morceau de papier.

J’examine les photos ; elles sont très variées. Les adresses n’offrent aucune similitude non plus. Perplexe, je me gratte l’occiput. Il en a de bonnes, le boss, de me déléguer dans ce bouzin alors que je ne parle ni n’entrave le ricain. Je vais avoir bonne mine, moi ! Pas moyen de poser des questions. Et un guide à la paluche pour me diriger ! Ah ! Il est mimi, l’enquêteur.

Sur ces réflexions pessimistes, le bignou grésille. Je décroche. Un zig me susurre que miss Cecilia est là.

— Faites monter ! Come on ! Je meugle.

Je n’ai que le temps de passer mon bénard, la souris est devant moi, gentiment coiffée d’une toque en peau de léopard et portant une veste de lainage vert agrémentée d’un col en léopard aussi. Resplendissante ! Vous la verriez dans une vitrine, vous entreriez pour demander le prix ! Et vous seriez capable de payer avec un chèque sans provision afin de pouvoir l’emporter tout de suite !

— Hello ! lance-t-elle joyeusement.

J’ai le torse nu, mais ça n’a pas l’air de la choquer le moins du monde !

Je réponds :

— Hello !

Ici, c’est une bonne habitude à prendre.

Elle lance un regard en biais au dossier étalé sur le cosy.

— Déjà dans l’affaire ?…

— Jusqu’à la ceinture ! Fais-je. A franchement parler, ça m’a l’air duraille.

— Vous n’avez pas confiance en vous ? demande-t-elle.

Je ris de cette innocente provocation.

— Mettez-vous à ma place, si vous vous en ressentez, miss. Je ne connais pas votre langue, encore moins votre ville et pas du tout vos mœurs. A part ça, on me demande de trouver un criminel que vos flics à vous — réputés comme étant fortiches, cependant — n’ont pu dégauchir. Ça ressemble plus à un numéro de cirque qu’à une enquête. Vous ne trouvez pas ?

Elle devient grave.

— Oui, fait-elle, a priori, ça paraît très difficult.

— … cile ! Difficile !

— Oh ! thanks !

Elle sort une cigarette de sa poche. Je m’empresse pour lui donner du feu et elle me souffle une bouffée bleutée au nez.

— Pourtant, Grane a raison : vous, vous connaissez les réactions d’un criminel français.

Je hausse les épaules.

— Sur cette planète, mon petit, il y a les criminels et les honnêtes gens… plus les flics qui font la liaison. Je ne crois pas aux criminels français ou américains.

— Cependant, au point de vue psychologique…

— Oui… Eh bien ! Nous verrons.

Je passe une chemise, je noue une cravate.

— On y va, dis-je en cueillant ma veste sur un dossier de chaise.

Nous commençons par casser une bonne graine dans un restaurant français. Il faut doser le dépaysement, vous pigez ?

Cecilia est une fille extrêmement lucide et cultivée. Elle voit loin et juste. On devient une paire de potes !

Bien entendu, il n’est question que de l’affaire.

— Vous avez parlé de psychologie, fais-je, commençons par le commencement : pourquoi le meurtrier tue-t-il ? Ça n’est pas un sadique. D’après les rapports, il n’a violé aucune de ses victimes. Celles qu’on a trouvées mortes à leur domicile n’avaient pas fait l’amour. Donc, pas de folie érotique. Il a tué par des méthodes différentes, ce qui ne correspond pas à la conduite d’un obsédé du meurtre.

« Le seul trait plaidant en faveur de la folie, c’est ce billet.

Prenons l’autre face du problème : il n’a rien volé, jamais… »

Cecilia m’interrompt :

— Vous avez oublié un autre détail : il s’attaque toujours aux mêmes filles… des taxi-girls !

— Oui. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’on ne soit pas parvenu à le repérer. Par recoupements, on aurait dû y parvenir, en interrogeant les compagnes des victimes. Ces dernières ont fatalement dansé avec leur assassin dans la soirée précédant leur mort. Il suffit que deux des mortes aient dansé avec le même homme pour que naisse un signalement.

— Je sais, dit Cecilia, c’est ce qu’il y a de plus étrange dans notre cas. On a interrogé toutes les taxi-girls de Chicago, cela n’a rien donné. Le jour de leur mort, leurs malheureuses camarades n’ont rien fait de singulier, elles n’ont pas eu de clients louches ou français.

— Merci pour l’association.

Elle pose sa main allongée sur mon bras.

— Vous comprenez ce que je veux dire…

Je lui chope les doigts.

— Ben ! Voyons…

Il y a une minute de silence, comme lors d’une manifestation militaire.

— Vous n’êtes pas pressée, Cecilia ?

— Non… Je suis à votre disposition.

— Hum, le terme est trop vague. Il fait galoper mon imagination.

Elle sourit.

— Vous êtes toute la France, murmure-t-elle. Toujours cet amour du sous-entendu.

— Allons danser dans une des boîtes où…

Je m’arrête, saisi d’une idée.

— Nom d’un petit bonhomme en chocolat !

— Qu’avez-vous ?

— Si je me reporte au compte rendu que m’a donné Grane, les filles assassinées appartenaient toutes à des maisons différentes ?

— Oui. Et alors ?

— Comment, et alors ? Vous n’entravez pas ? Sur les sept, il n’y en avait pas deux qui travaillaient dans la même boîte ! Ça signifie que le Français change de crèche chaque fois. Si, jusqu’à présent, il n’est jamais retourné une seule fois sur le terrain de ses exploits, ça veut dire qu’il va continuer à… à « prospecter » les autres boîtes. Voyons, il y a beaucoup de maisons de danse, dans cette ville ?

— Une bonne cinquantaine.

Le chiffre me fait faire la grimace.

— Sept ôté de cinquante, reste quarante-trois, fais-je. Hum ! Il a du pain sur la planche, le camarade. Nous restons un moment sans piper mot, enveloppés par la fumée bleue de nos sèches.