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J'ai lu précipitamment les lignes griffonnées à la hâte par la main nerveuse du viticulteur. Maurois, dans une brièveté d'expression presque télégraphique, m'avertissait qu'il ne rentrerait à Saint-Theudère que lors du prochain voyage et me donnait des indications essentielles concernant la besogne que j'aurais à exécuter dans les jours à venir. Je fus surpris d'apprendre que notre camion ne revenait pas à vide et qu'il contenait du fret à destination de V…

Ce détour imprévu m'a contrarié, non pour le retard qu'il m'imposait, mais parce qu'il m'obligeait à passer, avant de rentrer, par la ville où habitaient les parents d'Hélène. Par contre, une chose me souriait : la pensée assez enivrante de voyager seul.

J'ai repris la route en sens inverse. J'allais très vite afin de porter à mon crédit un potentiel de minutes en prévision des haltes que le sommeil m'imposerait par la suite.

Il m'a fallu un certain temps pour parvenir à la porte d'Italie, mais lorsque j'ai eu atteint la banlieue, le paysage s'est mis à défiler à grande allure.

Des lumières rangées symétriquement le long de la chaussée m'ont accompagné jusqu'à Orly ; une fois le camp d'aviation dépassé, j'ai enfin trouvé la véritable route : luisante et bleuie comme une lame d'acier.

La nuit est tombée ; pourtant, une clarté subsistait qui adoucissait le contour des objets. Chose étrange, l'obscurité planait sous le ciel — elle paraissait s'être condensée très haut — tandis qu'une lumière aqueuse stagnait au ras du sol. On aurait dit une aube sous-marine ; l'air que je respirais était humide et un peu âcre.

Dans la forêt de Fontainebleau, il embarrassait les voies respiratoires comme la fumée d'un feu de ronces ; une petite pluie fine s'est mise à tomber ; j'ai dû déclencher l'essuie-glace. Habituellement, je trouvais son mouvement agaçant, mais, ce soir-là, je n'y prêtais aucune attention. Je goûtais le mâle plaisir de rouler à toute allure entre un double jaillissement d'eau.

La monotonie du bruit de succion des pneus me berçait agréablement, sans toutefois provoquer en moi la torpeur qui m'avait tant accablé la veille. La lumière des phares, hachée par la pluie, était faible dans cette agonie de jour. Elle ne réveillait que sobrement la vie disciplinée de la route.

Soudain, un petit animal a débouché d'un fourré et s'est jeté sous les roues du camion. Je suis descendu pour voir de quoi il s'agissait ; j'espérais que ce serait un lapin de garenne et qu'avec un peu de chance il pourrait encore être consommable, mais ce n'était qu'un infortuné hérisson et les roues jumelées de l'arrière l'avaient transformé en une répugnante bouillie.

« Il n'a pas dû souffrir, ai-je pensé ; la pauvre bête ! »

Et j'ai haussé les épaules en me demandant pourquoi l'homme est assez stupide pour se réjouir de la mort d'un lapin et pour s'apitoyer sur celle d'un hérisson.

* * *

Je n'ai pas attendu que la nuit soit trop avancée pour boire du café noir, ainsi que me l'avait conseillé Maurois.

Je me suis offert le luxe de choisir un coquet établissement du côté d'Auxerre. Une alignée de camions de tous tonnages était rangée devant la façade ; bien qu'ils fussent orientés dans les deux sens, ils occupaient tous le même côté de la chaussée.

J'ai admiré cette discipline des routiers qui n'ont pas besoin d'un service circulatoire pour dégager la route. Je me suis rangé derrière la caravane et j'ai allumé les feux de position.

La salle commune était coquettement meublée en pichepin, style rustique, soigneusement ciré. Les napperons à damiers rouges et blancs, les petits rideaux de même couleur, le plafond à la française, les lampes-appliques coiffées de cretonne, les objets de cuivre accrochés au mur créaient une ambiance d'intimité et de tiède quiétude. Des collègues en combinaison dînaient silencieusement, servis par une belle fille ressemblant à une soubrette de comédie.

J'ai commandé un œuf au lard et une carafe de vin blanc, car le vin blanc pour certains individus (auxquels j'appartiens) est un excitant. La servante m'a souri presque tendrement, ce qui m'a surpris. Ordinairement, les femmes ne prêtent aucune attention à moi. Je me suis regardé dans la glace à trumeau du porte-manteau et j'ai vu avec surprise que j'étais beau, réellement beau.

Le travail m'avait transformé ; mes joues étaient déjà hâlées, mon regard brillait et ma moustache (qu'Hélène m'avait demandé de laisser pousser) était d'un blond ardent ; elle s'harmonisait avec mon visage.

J'ai bu deux cafés filtres et je suis parti.

— A bientôt, m'a dit la jeune fille.

J'ai emporté son sourire avec moi ; il est resté dans le pare-brise comme une fleur ; l'essuie-glace passait et repassait sur lui sans parvenir à l'effacer.

A ma grande surprise, cette nuit-là, j'ai écrasé deux autres hérissons, et le fait devait se reproduire fréquemment par la suite. J'ignore ce qui pousse ces malheureuses bêtes à traverser les routes au moment où passent les voitures ; chaque fois je ne pouvais réprimer un tressaillement de pitié, mais l'accoutumance est mère de l'indifférence et j'ai fini par accepter ces petits drames de la route.

* * *

J'ai roulé toute la nuit sans m'en apercevoir. Rouler est une question de rythme — rythme du paysage qui ondule mollement sous la lune pâle du printemps. Vers trois heures, j'étais dans les environs de Chalon-sur-Saône et je me suis arrêté devant un café de routiers pour y consommer un potage brûlant. A mesure que j'approchais de Saint-Theudère, je devenais fébrile. Revoir Hélène ! En chemin de fer, on finit par créer un envoûtement en se répétant une phrase scandée par le cahotement du train. J'avais besoin de cette sorte d'obsession et je murmurais : « Revoir Hélène, revoir Hélène », patiemment, jusqu'à ce que ces deux mots finissent par s'incorporer dans le bruit du camion, jusqu'à ce qu'ils pénètrent dans ma chair, dans ma pensée. Ç'a été comme du sommeil, mais un sommeil lucide qui ne me gênait pas pour conduire. Je flottais, la fatigue aidant, dans une féerie blonde comme la chevelure d'Hélène.

La Saône m'est apparue au sommet d'une côte. Elle reposait, languide et grise, sur un lit de roseaux figés dans la brume. La route descendait en droite ligne vers la rivière, puis elle tournait brusquement et longeait les berges ; elle ressemblait à un canal bordant un cours d'eau.

Le jour s'est levé à nouveau, et c'était un événement familier mais sans cesse nouveau que cette naissance du monde. Des trains sifflaient derrière les rideaux de peupliers… A ma gauche, je voyais sauter des poissons dans la Saône ; un petit vent matinal ridait la surface de l'eau et agitait les joncs. L'aube a éclos comme un volubilis, aidée par la rivière et le ciel dégagé. Il y avait un immense espoir en suspens dans l'air… Revoir Hélène !

* * *

C'était près de Mâcon que j'ai vu l'accident. Jusqu'à ce jour, il m'avait été donné d'assister à plusieurs spectacles de ce genre, mais jamais ils ne m'avaient intéressé à ce point. Sans doute parce que je ne participais pas à l'existence réelle de la route. Je n'étais qu'un témoin compatissant alors que, désormais, je me sentais solidaire des acteurs obscurs de la grande tragédie routière.

Je venais de traverser une agglomération endormie ; la route sinuait dans la campagne noyée de brume ; on n'y voyait pas à plus de trente mètres ; tout à coup, mon attention a été attirée par une masse insolite sur la gauche. De prime abord, je l'ai prise pour une cabane de cantonniers, puis je me suis aperçu qu'il s'agissait d'un camion à la renverse. C'était un petit cinq tonnes de primeurs, immatriculé dans le Vaucluse. Il avait percuté un arbre, produisant dans le tronc du platane une large et profonde meurtrissure. Je me suis précipité. Le capot avait été arraché et la cabine réduite en miettes. Ça remuait sous la ferraille et j'entendais gémir. J'ai commencé à déblayer. Ce n'était pas facile d'aller repêcher le bonhomme là-dessous. Je n'osais pas tirer à moi les montants du châssis brisé de peur de faire basculer sur le blessé une partie du chargement qui menaçait de s'effondrer par une ouverture béante. Enfin, j'ai pu dégager le conducteur ; il était couvert de sang, un tronçon de l'arbre de direction plongeait dans sa poitrine. J'ai été effrayé de voir qu'il n'avait pas perdu connaissance. Ses yeux exorbités par la souffrance fixaient le ciel avec terreur. Sa bouche clappait à vide. Sa main droite rampait vers le tube qui le poignardait, elle s'agrippait à ses vêtements, mais retombait, impuissante.