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Enfin tout a été prêt et, un dimanche, j'ai ramené le car de V…

Ç'a été une minute historique pour le village. Je suis arrivé sur la place juste au moment où les gens sortaient de la messe.

Nous étions à la fin septembre et il faisait beau. Le soleil avait cette couleur dorée, pulpeuse et douce qu'il revêt à la fin des beaux étés. Il éclatait dans les vitres du car comme un fruit trop mûr ; il se frottait à la carrosserie rouge, glissait un rayon câlin le long des appliques d'acier chromé, et tirait des pneus une entêtante odeur de caoutchouc neuf. Le maire était là, dans l'auto de Maurois qui avait profité de la circonstance pour faire sa première sortie. Thiard était là. Hélène était là, le regard brillant, immobile. Avec sa taille lourde, elle semblait reposer sur sa grossesse comme sur un socle.

Elle tenait un bouquet de soucis jaunes et rouges à la main.

Les gamins ont couru à ma rencontre en piaillant. Ils ont sauté sur les marchepieds. Je me suis arrêté sur la place grouillante de bambins.

Le car ressemblait à une truie lorsqu'elle est assaillie par ses petits qui veulent téter. Les notables sont montés et ont essayé les banquettes avec des fesses extasiées. Le garde-champêtre a donné des coups de canne aux enfants. Les hommes ont touché les pneus de la pointe de leurs souliers, ou bien ils ont posé leurs grosses mains sur le capot, comme sur une poitrine, avec l'air de guetter des pulsations.

Quelqu'un m'a tendu une coupe de mousseux et, au goût, j'ai reconnu le vin pétillant de Maurois, clos de la Citadelle… année du Maréchal… Je me suis mis à rire et mon regard a croisé celui du viticulteur.

Il a cligné de l'œil. Hélène a attaché son bouquet de soucis après le bouchon du radiateur.

Je voulais aller l'embrasser, mais le maire a prononcé un discours — le même qu'il récitait depuis vingt ans devant le monument aux morts pour le 11 novembre, et dans la salle des fêtes à l'occasion du 14 Juillet.

Jusqu'ici, j'ignorais ce qu'était le sentiment de la propriété. Je dois avouer que j'avais toujours considéré cette joie suprême comme un vice dégradant. Je n'en pouvais comprendre les subtiles satisfactions, n'ayant jamais rien possédé qui soit de valeur.

Grâce à ce car que je conduisais quatre fois par semaine à V…, je jouissais d'un bonheur matériel, lequel me paraissait, chose curieuse, moins précaire que le bonheur spirituel.

* * *

Avant d'accomplir mon premier voyage, j'avais reçu de Maurois une superbe sacoche de cuir neuf à fermoir de cuivre, à l'intérieur de laquelle le viticulteur avait symboliquement placé une pièce de un franc. En partant, le matin, je me l'étais mise en bandoulière.

Je me sentais ému et gauche. Mais, lorsque avec mon car j'ai débouché sur la place, j'ai tout de suite vu que les paysans l'étaient bien plus que moi.

Il y avait foule, chacun ayant eu à cœur d'étrenner le service. En un clin d'œil le véhicule a été plein. Cinquante personnes pour le moins le prenaient d'assaut, s'y ruaient, panier au bras, l'escaladaient silencieusement. Il s'est produit un grouillement, une bousculade, un fourmillement. Un instant, le car a ressemblé à une monstrueuse charogne couverte de vermine.

J'essayais d'ordonner ce tumulte, d'endiguer ce flot noir qui bouillonnait à l'entrée du véhicule, mais je devais m'occuper des bagages, entasser les corbeilles, les valises déglinguées, les panières, les cageots dans la remorque ; c'est alors que j'ai repensé à Mathias.

Oui, il me fallait un auxiliaire…

Je ne pouvais — si le public se révélait toujours aussi nombreux — m'occuper tout à la fois de la manipulation, de la conduite, de l'encaissement… Or, nombreux il le fut, le public.

A chaque départ, la même ruée s'est produite.

On aurait dit que ces braves gens, trop longtemps contenus dans leur pays par le manque de communications, ne se lasseraient jamais d'escalader le marchepied de l'autobus. Ils étaient tous très fiers de leur car.

Nous allions à V… le lundi matin, le jeudi matin (pour le marché aux légumes), le jeudi après-midi (pour le marché aux chiffons) et enfin le samedi tantôt.

Cet horaire était assez judicieux car il permettait de véhiculer les touristes en fin de semaine.

Petit à petit, les enfants du pays « expatriés » à la ville sont revenus passer les week-ends au village natal, puis ils ont amené des amis et l'on a vu bientôt, le dimanche, une foule de citadins en train de photographier l'église ou le château.

Ce que j'avais prévu se réalisait. Thiard n'en revenait pas et Maurois exultait.

C'est alors que j'ai parlé à ce dernier de Mathias. Je lui ai fait valoir mes raisons de m'adjoindre un employé ; il s'est immédiatement rangé à mon point de vue.

J'ai retrouvé Mathias à V…, un lundi matin. Il descendait les escaliers de la gare en balançant à chaque bras une énorme valise avec des gestes de pantin désarticulé.

— Hello ! a-t-il hurlé en m'apercevant. Zut, alors, pourquoi que tu t'es déguisé en chaisière ?

J'ai tapoté ma sacoche ventrue.

— Pour t'offrir à boire, idiot.

Nous nous sommes embrassés. Il regardait autour de lui en reniflant. Il paraissait ne pas sentir le poids de ses valises. Sans que je l'invite à le faire, il s'est approché des cars alignés à gauche de la gare.

— Lequel c'est, ton toboggan ?

J'ai fait un geste. Il a eu un large sourire extasié.

— Eh ben, mon salaud ! Tu ne te mouches pas du coude, dis-donc. Tu parles d'un petit bijou. Bien trop beau pour les petzous ; on doit avoir envie de ne charrier que des premiers communiants ou des rosières là-dedans !

Il s'est installé au volant pendant que je hissais ses bagages dans la remorque.

— Alors, lui ai-je demandé, ça te va toujours, l'idée de travailler avec moi ?

— Tu parles… vivre dans un bled, sans souci, avec un chic copain. Faire la belote, pêcher la truite, boire un bon coup… et s'occuper d'un bath petit carrosse comme ça… Y en a qui se feraient naturaliser « chleu » pour connaître ce bonheur-là…

Je redoutais vaguement que Mathias, ce gavroche exubérant, ne plaise pas à ma chère Hélène, si calme et si mesurée. J'ai eu la bonne surprise de constater que la prise de contact était excellente. Mon ami, malgré ses gamineries, était un garçon sensible et bien élevé. Il a su, d'un coup d'œil, porter sur ma compagne un jugement précis. Je m'en suis aperçu à la façon dont il s'est débarrassé de ses manières brusques et de son parler pittoresque.

— Mon vieux, m'a-t-il complimenté, tu as eu la main heureuse. Si tu crois qu'il existe quelque part dans le monde une autre femme comme celle-ci, je reprends mes valises et je pars à sa recherche.

* * *

Après avoir surveillé l'installation de Mathias à l'auberge de madame Picard, nous l'avons entraîné au pavillon.

— Mince, s'exclamait-il en traversant le parc, j'ai l'impression d'entrer dans un film. Vous savez, je suis le héros qui s'avance au-devant de l'amour sous les frondaisons vertes, nimbées de soleil…

Il a éclaté de rire.

— Je vais devenir romantique dans ce pays !… Dites, faudra-t-il que je me déguise en ménestrel pour vous rendre visite ?

Notre pavillon de chasse lui a fait pousser des cris. Il en a fait le tour lentement, en caressant le lierre du bout des doigts.

— Ça doit vous paraître idiot toutes ces simagrées, nous a-t-il dit, mais vous comprendrez quand je vous aurai dit que j'ai été élevé dans un quartier d'usines sur les murs duquel on ne voyait pas du lierre, mais des affiches. Et une plante verte sur une fenêtre donnait, seule, l'idée de la nature…