— Conduisez Mme de Montsalvy dans sa chambre. Elle ne devra en sortir sous aucun prétexte. Faites bonne garde, c'est un ordre et vous m'en répondrez sur votre tête. Mettez deux hommes à sa porte, un autre dans la chambre même. Si elle se rend chez ma mère, on devra la suivre, mais elle n'aura pas le droit d'aller ailleurs. Sa servante, Sara, aura libre accès auprès d'elle et aussi l'homme qui se nomme Gauthier. Allez maintenant ! Et priez messire de Cabanes de venir me parler. (Il se tourna vers Catherine.) Je suis navré, Madame, d'user ainsi de rigueur avec vous, mais vous m'y obligez... à moins que vous ne donniez votre parole de ne pas chercher à fuir !
Cette parole, je ne la donnerai jamais. Enfermez-moi, Messire, ce sera le digne couronnement de vos bienfaits envers moi.
Très droite, la tête haute, elle fit demi-tour et, sans ajouter un regard ou un mot, se dirigea vers l'escalier, ses gardes sur les talons. Tous ses mouvements étaient automatiques. Elle allait comme dans un songe, l'esprit enveloppé de brume, les yeux brûlants et la tête lourde. Elle avait la curieuse impression d'être un condamné à mort que l'on vient d'exécuter et qui, mort cependant, redescend les marches de son échafaud... L'immensité du désastre qui la frappait était telle qu'elle ne parvenait pas à le mesurer totalement. Elle était seulement accablée, hébétée... Plus tard quand ce bienheureux engourdissement prendrait fin, la souffrance, elle le savait, se réveillerait plus brûlante. Pour l'instant, la colère, l'indignation, un vague dégoût s'y mêlaient et, en quelque sorte, l'adoucissaient.
En franchissant le seuil de sa chambre, elle s'arrêta. Sara, debout auprès du berceau de Michel, se retourna et, la voyant si pâle dans le cadre de la porte, entre ces hommes d'armes assez embarrassés de leur personnage d'ailleurs, poussa un cri, courut à elle.
— Catherine ! Par le sang du Christ...
La jeune femme ouvrit la bouche pour dire quelque chose, tendit les bras dans un geste d'appel pitoyable... Une vague de chaleur montait à son cerveau, l'enflammait... Elle avait chaud, tout à coup... Tout brûlait dans sa tête. Soudain, une douleur la vrilla et, avec un faible cri, elle s'écroula aux pieds de Sara, tordue par une terrible crise nerveuse. Les yeux révulsés, grinçant des dents, une mousse légère au coin des lèvres, les bras et les jambes s'agitant spasmodiquement, elle se roula sur le dallage froid, à la grande terreur des hommes d'armes qui, oubliant leur mission, s'enfuirent en courant. Elle n'entendit pas le cri d'épouvante de Sara, elle ne vit pas Gauthier entrer comme une bombe dans la chambre, ni accourir les autres serviteurs du château... Elle était aux prises avec une si terrible souffrance physique que la conscience s'en était allée et que, du moins, la notion de son amour détruit était pour le moment écartée. C'était peut-être une forme de la miséricorde divine, mais, en tentant de porter secours à Catherine, Sara sentait que le calvaire ne faisait seulement que commencer.
CHAPITRE XV
La dague de Montsalvy
Combien de temps Catherine flotta-t-elle dans le gouffre de l'inconscience, dans les eaux noires de l'angoisse et de la peur avec la folie guettant cette femme poussée aux dernières limites de la désespérance ? Même Sara, rivée au chevet de celle qui lui était plus chère que sa propre vie, n'aurait pu le dire. La gitane se rappelait le soir terrible, le soir d'émeute où Paris était fou et où Barnabé le Coquillart était venu la chercher pour qu'elle vînt donner ses soins à une enfant inconsciente.
Elle revoyait le corps inerte, encore maigre, la petite tête pâle sous la nappe fastueuse des cheveux fous, la tragique inconscience du regard... Elle avait lutté, pied à pied, nuit et jour, pour arracher l'enfant à la mort et à la folie. C'était le soir où Catherine avait tenté de sauver Michel de Montsalvy et où le père de l'enfant avait payé de sa vie la folle générosité de sa fille. Est-ce que tout allait recommencer et fallait-il que Catherine fût menée aux portes de la mort le jour où les Montsalvy entraient dans son existence comme le jour où les Montsalvy s'arrachaient d'elle ? Et, maintenant, la jeune femme blessée au plus sensible, au plus profond résisterait- elle à l'effondrement de sa vie ?
Cependant, Catherine, du fond des brumes de sa fièvre, remontait parfois à la surface de la conscience. Elle reconnaissait Sara et aussi une haute forme noire, dressée contre la colonne de son lit, une forme noire qui ne disait jamais rien et qui pleurait en la regardant. Et c'était cela qui l'étonnait le plus. Pourquoi donc la dame de Montsalvy pleurait-elle près de son lit ? Était- elle vraiment morte et allait-on la porter en terre ? L'idée lui en venait, apaisante et douce comme une gorgée d'eau fraîche. Et puis les démons reprenaient le dessus et Catherine sombrait de nouveau.
En réalité, cinq jours seulement coulèrent, entre la scène cruelle du chemin de ronde et le moment où Catherine reprit définitivement ses sens. Ses yeux s'ouvrirent sur une gloire de soleil et de ciel bleu qui à travers la fenêtre ouverte emplissait la chambre. Une main s'appuya sur son front et les choses se retrouvèrent comme elles étaient chaque fois qu'elle revenait à la vie : Isabelle de Montsalvy était debout au pied du lit, dans ses vêtements noirs.
— La fièvre est tombée, dit au chevet la voix de Sara où vibrait une joie.
— Dieu en soit loué ! répondit la silhouette noire, qui se pencha sur le lit à son tour.
Il se passa alors une chose invraisemblable, incompréhensible : Isabelle prit la main inerte de Catherine, abandonnée sur le drap, et la pressa contre ses lèvres. Puis elle se détourna et s'éloigna comme si elle craignait que sa vue ne blessât la malade. Un moment, Catherine aspira avec délices l'air tiède de sa chambre, laissa ses yeux s'emplir des éclats dorés du soleil, ses oreilles du gazouillis de Michel qui, dans son berceau, saluait à sa manière la beauté du jour et agitait ses menottes comme de minuscules oiseaux roses... Comme tout était beau et doux !...
Et puis, soudain, la notion des choses lui revint. Une vague amère de douleur emplit la jeune femme qui fit un effort désespéré pour se redresser. Sara, aussitôt, s'interposa :
— Reste tranquille, tu es trop faible...
— Arnaud!... balbutia-t-elle... Arnaud !... Où est- il ? Oh... je me souviens, je me souviens de tout maintenant ! Il ne m'aime plus... il ne m'a jamais aimée... C'est l'autre qu'il aime... c'est l'autre !
Sa voix montait vers un diapason aigu et Isabelle de Montsalvy inquiète, craignant une rechute, se rapprocha. Elle prit la main diaphane qui maintenant battait l'air comme l'aile d'une colombe affolée.
— Mon enfant, calmez-vous... Il ne faut pas penser, il ne faut pas parler. Il faut songer à vous, à votre fils.
Mais Catherine s'agrippait à sa main, en tirait assez de force pour se redresser à demi. Dans la masse rutilante de ses cheveux dénoués, son visage étroit se marquait de rouge fluide aux pommettes tandis que le regard prenait un éclat visionnaire.
— Il est parti, n'est-ce pas ? Dites-le-moi, je vous en supplie. Il est parti ? Oh... et puis. (Elle lâcha prise tout à coup, se laissa aller de nouveau sur les oreillers de lin.) Ne me répondez pas, ajouta-t-elle avec une poignante expression de douleur, je sais qu'il est parti ! Je le sens au vide qu'il y a là... Il est parti... avec elle !
— Oui, murmura Sara d'une voix lourde, il est parti hier.
Catherine ne répondit pas. Elle s'efforçait de toutes ses faibles forces de retenir les sanglots qui montaient et qui, peut-être, achèveraient de l'épuiser. Elle ferma les yeux.
— Il y a trop de lumière, Sara, murmura-t-elle. Cela me fait mal. Pourquoi donc le soleil brille-t-il ? Il est mon ennemi, lui aussi...