Derrière l'écran de ses paupières baissées, elle retrouvait pourtant ce soleil. Elle le voyait éclairer la course de deux cavaliers qui, côte à côte, suivaient un chemin vert, tout brillant de lumière, tout bruissant de chants d'oiseaux si nombreux que le pas des chevaux ne parvenait pas à les faire taire. Ce pas des chevaux, d'ailleurs, elle l'entendait... Il claquait sur le chemin, joyeusement, faisait voler les pierres dans la hâte de la fuite... Les deux cavaliers s'en allaient loin, fuyaient comme des malfaiteurs pour cacher un bonheur volé et maudit. Et le pas des chevaux, les pierres du chemin, tout cela venait cogner dans la tête encore douloureuse de la jeune femme... Sara la vit croiser ses mains, devenues transparentes en ces quelques jours, serrer l'endroit du cœur comme si elle voulait l'arracher de sa poitrine. Mais Sara ne pouvait pas savoir qu'un cœur brisé cela faisait si mal ! Le souffle de Catherine emplissait la chambre, fort et bruyant comme celui d'un coureur qui a fourni une longue étape à vive allure. Et Sara, désolée, l'entendit murmurer :
— Je voudrais tant le revoir... rien qu'une fois ! Entendre encore sa voix, sentir... encore une fois ses lèvres sur ma joue et puis mourir ! Rien qu'une fois...
Elle était si faible, si misérable dans son humble prière, cette pauvre enfant aux prises avec une douleur trop forte pour elle que Sara se laissa tomber près d'elle, l'enveloppa de ses bras et pressa sa joue contre la sienne.
— Mon tout petit... Ne te torture plus ! Essaie de guérir, pour ton petit... pour moi aussi ! Qu'est-ce qu'elle deviendrait sans toi, ta vieille Sara ? Il y a encore tant de choses au monde, tant de joies possibles pour toi. La vie n'est pas finie.
— Ma vie, c'était lui...
Jamais le respect de la parole donnée n'avait tant pesé à Sara. Elle mourait d'envie de dire ce qu'elle avait vu, durant ces cinq jours et ces cinq nuits : cet homme écrasé de douleur qui était demeuré sans bouger, des heures durant, dans l'embrasure d'une fenêtre, hors de vue de la malade, les yeux secs, les mains nouées, sans dormir, sans manger... tant que le danger n'était pas écarté. Et puis, quand enfin le mire venu d'Aurillac avait déclaré la jeune femme sauvée, Arnaud s'était levé et, sans se retourner, avait quitté la chambre. Une heure après, dans la gloire sanglante d'un crépuscule chargé de vents à venir, il quittait le château, menant en bride un autre cheval sur lequel Marie de Comborn, étroitement voilée, avait pris place. Confiant Catherine à sa belle-mère, Sara était allée sur la tour Noire pour les voir partir. Pas une seule fois, en descendant le raidillon, Arnaud ne s'était retourné vers celle qu'il emmenait et qui, tête baissée, ressemblait bien plus à une captive qu'à une femme heureuse... Mais tout cela, Sara ne pouvait pas le dire parce qu'il ne fallait pas que tant de souffrances fussent inutiles.
Longtemps, les deux femmes demeurèrent serrées l'une contre l'autre, mêlant leurs larmes. Catherine trouvait un apaisement à pleurer ainsi. L'amertume se dissolvait un peu dans les larmes et la blessure s'endormait. La tendresse maternelle de Sara, elle aussi, avait d'étranges vertus lénitives. La tête appuyée contre son vaste giron, Catherine se sentait momentanément à l'abri, comme une petite barque de pêche démâtée par la tempête et qui, par miracle, trouve un havre.
— Sara, dit Catherine au bout d'un moment, lorsque j'irai tout à fait bien, nous retournerons chez nous, à Dijon !
La gitane ne répondit pas. D'ailleurs, un bruit bizarre venait d'éclater dans la cour du château. Une étrange musique, stridente, aigrelette et insistante, quelque chose qui sentait le brouillard et la pluie. Cela ne ressemblait à rien, en fait de ligne mélodique, de ce que Catherine avait entendu jusque-là. C'était nasillard, guerrier. Cela écorchait les nerfs et, pourtant, il y avait là-dedans une sorte de vitalité. Surprise, malgré elle, Catherine tendit l'oreille.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. On dirait des cabrettes comme celle dont jouait le pauvre Etienne, à Montsalvy...
Le nom passa difficilement. La voix de Catherine s'étrangla dessus. Sara alors, devinant ce qu'elle éprouvait, se hâta de répondre :
— Ce ne sont pas des cabrettes, mais cela y ressemble en effet. Les Écossais qui jouent de cet instrument l'appellent cornemuse. C'est une sorte de sac de peau d'où partent plusieurs tuyaux et les musiciens soufflent dedans. Leur musique est bizarre, mais l'on s'y fait plus qu'à leur aspect. Ils combattent jambes nues sous d'étranges jupes courtes et bariolées et leur air sauvage est terrifiant.
— Des Écossais ? fit Catherine stupéfaite. Il y a des Écossais ici ?
— Depuis deux jours, reprit Sara, le nouveau capitaine envoyé par le comte Bernard est arrivé avec une petite troupe de ces hommes. Il est de là-bas, lui aussi.
A la cour du roi Charles, Catherine avait vu souvent de ces Écossais venus servir la France à la suite des Stuart et du connétable de Buchant, prédécesseur de Richemont... Arnaud les lui avait montrés et il y en avait dans la suite de Jehanne la Pucelle. Mais, soudain, Catherine se désintéressa de ces gens. Penser à eux, c'était encore penser à Arnaud, c'était rappeler les doux souvenirs qui, maintenant, étaient d'autant plus cruels. Mais, comme Sara continuait à parler du nouveau maître de Carlat, elle demanda pour en finir :
— Comment s'appelle-t-il ?
— Kennedy, répondit Sara. Messire Hugh Kennedy. Il a l'air sauvage lui aussi, mais c'est un vrai chevalier.
En bas, l'aigre musique des cornemuses s'éloignait jusqu'à n'être plus qu'une légère plainte. Une plainte qui, bientôt, s'éteignit elle aussi.
Le mal quitta Catherine aussi subitement qu'il s'était emparé d'elle. L'extrême fatigue lui avait facilité la route, le repos le vainquit. Deux jours après avoir repris conscience claire, la malade put quitter son lit et prendre place au coin du feu, dans une vaste chaise abondamment garnie de coussins. Mais comme, pour la vêtir, Sara lui offrait une robe couleur feuille morte, elle l'avait repoussée.
— Non ! Désormais, je ne porterai plus que du noir.
— Du noir ? Mais pourquoi ?
Un pâle sourire crispa plus qu'il ne détendit le pâle visage de la jeune femme.
— Je suis toujours la dame de Montsalvy, et, pourtant, je n'ai plus d'époux. Je ne puis donc être qu'en deuil. Donne-moi une robe noire.
Sara ne répliqua pas. Elle alla chercher le vêtement demandé songeant à part elle que la beauté de Catherine n'éclatait jamais autant que dans des atours noirs. Et ce fut, vêtue d'une robe de velours noir, coiffée de mousseline noire tombant d'un haut bourrelet du même velours que la jeune femme attendit le nouveau gouverneur de Carlat. Elle l'avait fait demander, non pour satisfaire une quelconque curiosité, mais simplement pour lui poser quelques questions concernant sa situation personnelle. Le chagrin, pendant un moment, devait faire trêve pour les réalités de l'existence et, celles-là, Catherine était trop habituée à les regarder en face pour les différer plus longtemps. D'ailleurs, il fallait, à tout prix, qu'elle fît quelque chose, qu'elle s'agitât d'une manière ou d'une autre. Si elle devait demeurer dans ce château, inactive, à regarder couler le temps, elle savait bien qu'elle deviendrait folle.
Lorsque Kennedy entra chez elle, elle se souvint de l'avoir déjà vu à la cour de Charles VII, car il était assez remarquable pour frapper une mémoire, même rétive. Il était presque aussi grand que Gauthier et roux comme lui, mais, alors que les cheveux du Normand étaient clairs avec des reflets de flamme, ceux de l'Écossais avaient la couleur rouge foncé du bois de poirier. Le visage était presque de la même nuance, tanné comme une brique vieillie. Les traits étaient épais, mais leur expression habituelle était la gaieté. Un nez légèrement retroussé, une paire d'yeux d'un | bleu de lin achevaient de prévenir en faveur du personnage. Pourtant, quand il souriait, montrant de belles dents blanches, les lèvres se retroussaient de façon suffisamment menaçante pour qu'on ne se fiât pas trop à sa bonne humeur. En fait, Hugh Kennedy, venu des hautes terres d'Écosse avec James Stuart, comte de Buchan et connétable de France, était un assez redoutable aventurier. Il avait combattu loyalement l'Anglais pour lequel il éprouvait une insurmontable répulsion et il continuait. Mais, après la rudesse de ses montagnes, le pays de France, tout misérable qu'il fût, lui semblait une terre suffisamment délectable pour qu'il souhaitât s'y installer. Les Stuart possédaient, au nord de Bourges, le fief d'Aubigny, par don royal, et tous les autres Écossais gravitaient autour. Ce qui valait aux bonnes gens des pays de Loire nombre d'incursions de Kennedy et de ses pareils, incursions dont ils se fussent aisément passés car cet ami de la France les malmenait aussi vigoureusement que l'envahisseur anglais.