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et silencieuses. Elles ne se regardaient pas, mais, d'un commun accord, elles tendaient l'oreille pour saisir les bruits venant du rez-de-chaussée. Elles n'attendirent pas longtemps. Il y eut le pas ferme, un peu lourd, de Jacques descendant l'escalier, puis, aussitôt, une voix de femme haut perchée qui l'interpellait. Catherine de La Trémoille n'avait jamais pris la peine, tout au long de sa vie chaotique et malsaine, de baisser le ton. Où qu'elle allât, on l'entendait sans peine sur plusieurs toises. Macée et Catherine n'eurent aucun mal à suivre la conversation.

— Maître Cœur, disait la femme du Grand Chambellan, d'où vient que je n'aie point encore reçu ces zibelines que je vous ai demandées ? Le froid arrive et vous savez que je ne peux supporter les fourrures grossières.

— Il me semblait vous avoir prouvé, Madame, que je ne les supportais pas plus que vous-même. Quant aux zibelines, si je ne les ai point encore livrées cela vient non de ma volonté, mais des malheurs de ce temps. Les caravanes de marchands qui, de Novgorod-Veliki, venaient jusqu'à la foire de Chalons n'atteignent plus notre pays. Elles gagnent Londres ou s'arrêtent à Venise.

— Alors, allez les chercher à Venise...

— Nous n'en avons plus les moyens, Madame. Le pays est exsangue, il n'y a plus de navires et les nefs qui relient Venise à Bruges évitent nos ports. Quant à aller à Bruges, vous savez mieux que personne que le duc de Bourgogne en interdit l'accès aux gens du roi Charles.

Le soupir que poussa la dame fut si puissant qu'il parvint aux deux femmes. Les nerfs de Catherine se tendaient jusqu'à lui faire mal. Entendre ainsi, à deux pas d'elle, la voix de cette femme que, de toutes ses forces, elle haïssait, était une rude épreuve. Instinctivement, elle fit trois pas vers la fenêtre, laissant son regard errer au-dehors. Cependant, en bas, la dame de La Trémoille disait d'un ton excédé :

— Eh bien, il me faudra me contenter de ce que vous aurez. Venez donc au palais me montrer vos plus belles peaux.

Ou plutôt, puisque me voici chez vous, montrez-les-moi maintenant. Vous ferez porter chez moi ce que j'aurai choisi.

— Comment se fait-il que nous ne l'ayons pas entendue arriver ? chuchota Catherine, les yeux sur la troupe de cavaliers et de dames d'honneur qui encombraient la rue et faisaient presque autant de bruit que les soldats de tout à l'heure.

— Vous étiez trop absorbée, fit la voix douce de Macée sans que Catherine pût démêler si une intention s'y cachait.

Vous ne pouviez pas entendre. Mais je n'aime pas que cette femme s'attarde ici. Elle a des yeux aigus et des oreilles qui entendent tout...

— Et ma présence ici n'arrange rien, fit Catherine amèrement. Si elle pouvait se douter.

— Nous ne risquons guère plus à vous cacher qu'à offrir asile à maître Alain Chartier, repartit calmement la femme de Jacques. Et, de nos jours, peut-on jamais savoir si l'on est à l'abri d'une dénonciation... vraie ou fausse. Vous devriez remonter chez vous, Catherine.

La jeune femme secoua la tête. Il fallait qu'elle fût là, à deux pas de son ennemie. La proximité du danger, elle l'avait souvent remarqué, était moins angoissante qu'une menace imprécise. Et puis, elle éprouvait une sorte d'amère jouissance à narguer, par son invisible présence, la dangereuse créature qui ne reculait devant rien pour lui prendre Arnaud. En bas, la femme du Grand Chambellan faisait, apparemment, sortir tout ce que Jacques Cœur avait en magasin. On entendait le choc sourd des paquets de peau sur le comptoir où l'on devait les étaler, et aussi la voix égale du négociant qui commentait. Le front collé à la vitre, Catherine attendait sans trop savoir quoi. Que ce fût fini ? Que la dangereuse cliente s'en allât ? Que Jacques revînt lui rendre le réconfort de sa présence ? Tout cela ensemble, peut-être.

Tout à coup, son regard distrait se fixa, se fit attentif. Venant de la porte d'Auron, un chariot attelé d'un gros cheval paresseux remontait la rue et s'arrêtait devant la maison des Cœur. C'était une de ces charrettes paysannes faites de planches mal équarries et maintenues entre elles par de sommaires chevilles de bois. Les grosses roues armées de fer cahotaient dans les ornières profondes que les dernières pluies avaient creusées dans la ruelle. Quant au chargement, il se composait d'un amoncellement assez instable de fagots qui menaçaient de s'écrouler à chaque instant.

En vérité, c'était un charroi bien ordinaire et qui n'avait rien qui pût attirer l'attention... sinon peut-être son conducteur. À le considérer, assis sur une traverse de l'avant, genoux écartés et jambes pendantes, le dos rond et les épaules larges sous une misérable souque- nille de futaine rapiécée, Catherine eut la sensation aiguë de le connaître, une impression intense de déjà vu... L'homme portait un camail à capuchon en grosse laine noire et le bord de la capuche cachait en partie son visage terminé par une courte barbe. Était-ce sa façon de se tenir ou bien quelque chose dans sa silhouette qui retenait le regard de Catherine ? Elle n'eut pas le temps de se le demander. L'homme leva la tête et la tourna vers la porte du magasin. Catherine étouffa un cri de surprise derrière sa main vivement portée à sa bouche. Le paysan à la charrette n'était autre que Xaintrailles. Catherine courut à Macée, la prit par le bras et l'attira vers la fenêtre.

— Regardez, dit-elle. Est-ce que vous le reconnaissez ?

A son tour, la jeune femme pâlit.

— Seigneur ! fit-elle en joignant les mains, il n'est que trop reconnaissable !

Puis, comme le faux paysan descendait de son siège improvisé dans l'intention visible de pénétrer dans le magasin, Macée, galvanisée par le danger, partit comme une flèche. Catherine l'entendit dégringoler quatre à quatre le petit escalier. Elle dut traverser le magasin à toute allure car, presque aussitôt, Catherine la vit surgir dans la rue. Il était temps, Xaintrailles, ignorant du danger qui l'attendait dans la boutique, allait y entrer. Catherine vit l'épouse de Jacques se planter devant lui, levant bien haut sa petite tête sommée d'une haute coiffe cornue pour que l'on ne vît pas, de l'intérieur, la figure de l'arrivant. Elle l'entendit s'écrier :

— A quoi pensez-vous, brave homme ? Ce n'est point au magasin que l'on rentre les fagots, mais bien dans la resserre.

Faites reculer votre cheval, je vais dire qu'on ouvre la porte de la cour.

Faites excuses, M'dame, bredouilla l'arrivant avec un accent berrichon réjouissant. Je n'savions point. C'est Robin, vot'métayer de Bois Patuyau, qui m'envoie à sa place, vu qu'il s'a entamé un genou et moi j'suis...

— C'est bon, c'est bon, fit Macée d'un ton mécontent. Faites reculer votre animal. Vous voyez bien qu'il incommode la compagnie.

En effet, l'escorte de la dame de La Trémoille, les gardes en velours bleu et rouge s'étaient écartés avec dédain du pseudo-rustre et c'était sans doute ce qui avait sauvé l'imprudent capitaine d'être reconnu. Derrière ses carreaux, Catherine sentit la sueur glisser le long de son dos. Ses mains s'étaient glacées en même temps qu'une impatience inexplicable la faisait trembler de la tête aux pieds. Pourquoi Xaintrailles, qui pouvait aller et venir librement dans la ville, avait-il choisi d'y entrer déguisé et en si piteux équipage ? Qu'y avait-il dans cette charrette de bois ?

La question, à peine formulée, fit monter aux pommettes de la jeune femme une vague de sang. Là, dans la rue, une servante ouvrait la porte de la cour et Xaintrailles, traînant les pieds comme un vrai paysan, faisait tourner son attelage.

Incapable de se retenir, Catherine empoigna sa robe à deux mains et quitta le réduit en courant, sans plus s'occuper de ce qui se passait au-dessous. Elle traversa la grande salle, sortit sur la galerie de bois qui dominait la cour intérieure dont, à cette minute précise, Xaintrailles et son chariot franchissaient le portail. Il aperçut la jeune femme et lui sourit. Ce sourire entra dans le cœur de Catherine comme un rayon de soleil dans une pièce froide et close. Le capitaine n'eût pas eu ce sourire s'il était arrivé malheur à Montsalvy.