— Le Dieu que vous servez est bien puissant pour avoir de tels serviteurs.
— Il t'a impressionné ? demanda Catherine avec un sourire.
— Oui... non... Je ne sais pas ! Ce que je sais, pourtant, c'est que j'ai eu envie de le suivre.
— Parce qu'il allait en Normandie ?
Non... pour le suivre ! J'avais l'impression qu'avec lui je serais à l'abri de tout malheur, de toute souffrance.
— Et tu as peur de la souffrance et du malheur ? Un court instant, il la regarda avec cette expression Affamée qu'elle lui avait vue deux ou trois fois.
— Vous savez bien que non, murmura-t-il, si c'est de vous qu'ils me viennent !
Et, brusquement, il mit son cheval au trot pour rejoindre Arnaud qui, en avant, discutait avec Escornebœuf.
Si Arnaud avait délibérément choisi la difficile et dangereuse route à travers le Limousin qui lui permettait de regagner Montsalvy en contournant l'Auvergne sans presque s'y engager, ce n'était pas par amour de la difficulté ainsi que Catherine l'avait appris de sa propre bouche. Il lui avait expliqué que le comté d'Auvergne, objet de tant de litiges, était, en fait, gouverné par deux évêques : celui de Clermont, tout au roi de France et fidèle soutien de La Trémoille, et celui de Saint-Flour qui, Dieu seul savait pourquoi, était tout entier au duc de Bourgogne.
— Tu ne désires pas, je pense, avait dit Arnaud avec un sourire en biais, retomber aux mains du noble duc ?
Catherine avait rougi et haussé les épaules. Cette allusion lui déplaisait, mais elle avait appris depuis longtemps à compter avec la jalousie d'Arnaud et savait que, dans ce cas, cette jalousie se justifiait aisément. Elle s'était donc contentée de répondre paisiblement :
— Pourquoi donc poser une question dont tu connais si bien la réponse ?
Il n'avait pas insisté. D'autre part, le jeune homme désirait faire halte chez un de ses cousins, au château de Ventadour, où sa mère, qui appartenait à cette puissante famille limousine, avait vu le jour. Il dépeignait Ventadour comme une terrible forteresse, un refuge puissant où l'on saurait des nouvelles sûres des événements et d'où l'on pourrait repartir pour Montsalvy avec une aide accrue. Le vicomte Jean était riche, puissant et de bon conseil. De son côté, Catherine s'était mise à désirer cette halte de toutes ses forces déclinantes. Le dur voyage agissait sur elle de plus en plus cruellement. Elle maigrissait à vue d'œil et les longues heures de chevauchée étaient devenues une torture pour son corps épuisé. Des douleurs la traversaient parfois, brutales comme un coup de lance, et d'atroces courbatures nouaient ses membres et son dos quand elle mettait pied à terre. De plus, elle en arrivait à ne plus tolérer la nourriture, parcimonieuse, et surtout composée de gibier, qu'on lui offrait.
À mesure que son visage s'amenuisait, Arnaud s'assombrissait. Il se reprochait de l'avoir emmenée et de lui avoir imposé cet interminable calvaire. Il laissait maintenant Gauthier marcher en tête, se fiant à l'instinct quasi animal du forestier pour flairer les dangers possibles, et chevauchait tout près de Catherine. Souvent, quand il la voyait trembler de froid, il l'enlevait du dos de Morgane et l'installait devant lui, sur son cheval, pour mettre entre la bise et la jeune femme transie le rempart de sa poitrine, de ses bras et du grand manteau noir dont il rejetait un pan sur elle. Malgré sa faiblesse et son état maladif, Catherine aimait aller ainsi, contre lui. Elle aimait la délicieuse impression de sécurité qu'il savait lui donner et la peine du voyage s'en trouvait allégée. Bientôt, elle ne voyagea plus autrement et Morgane prit l'habitude de trotter toute seule, simplement tenue par la bride, derrière le grand destrier noir.
Quand, à la fin d'un jour pluvieux, Catherine découvrit enfin Ventadour, elle soupira de soulagement tandis qu'Arnaud, joyeusement, lui disait :
— Regarde, ma mie, voici le château du vicomte Jean ! Là tu auras repos, réconfort et sécurité. Si tu n'es pas en sûreté ici, tu n'y seras nulle part.
C'était, en effet, impressionnant : sur un éperon rocheux tombant à pic sur une gorge où grondait un torrent s'élevaient des murs vertigineux, des tours de granit aux hourds de bois peints de couleurs violentes et, couronnant le tout, un gigantesque donjon assez vieux pour avoir vu partir les Croisés.
— On dit, poursuivit Arnaud en riant, que toute la paille du royaume de France ne suffirait pas à emplir les fossés de Ventadour !
« Étranges fossés, en effet », songea Catherine, que cette saignée entre deux montagnes d'où la forteresse jaillissait comme des entrailles mêmes de la terre. Le sentier qui, du milieu d'un minuscule village poussé n'importe comment sur un épaulement rocheux, escaladait la butte formidable, serpentait à flanc de rocher jusqu'à un massif portail, haut comme une entrée de ville, qui commandait l'entrée du château. La petite troupe fatiguée s'y engagea. Envahi d'une joie soudaine, Arnaud, berçant Catherine contre lui, se mit à chanter à pleine voix :
J'ai le cœur si plein d'amour, de joie et de douceur Que la glace me paraît fleur et la neige verdure...
Elle lui sourit tendrement, appuyant sa tempe contre la joue chaude.
— La chanson est belle... Et je ne savais pas que tu aimais les chansons.
— Je suis aussi civilisé que Xaintrailles, si c'est cela que tu veux dire, répondit-il en riant. C'est ma mère qui m'a appris cette chanson ! Elle a été composée ici même, voici bien longtemps, par un troubadour qui se nommait Bernard. Il était le fils du meunier et s'était épris de la dame du château. Il a bien failli en mourir, mais il a pu fuir à temps. On dit qu'ensuite une reine l'a aimé.
Chante encore ! pria Catherine. J'aime t'entendre. Docilement, le jeune homme reprit et sa voix joyeuse se répercuta aux quatre horizons.
Quand je vois l'alouette mouvoir de joie ses ailes contre le rayon de soleil...
Mais la chanson s'arrêta net et Arnaud retint son cheval. Là-haut le portail venait de s'ouvrir, livrant passage à une forte troupe de cavaliers qui s'avança rapidement vers les voyageurs. Sourcils froncés, Arnaud les regardait. Son expression tendue inquiéta Catherine.
— Qu'y a-t-il ? Ce sont les hommes du vicomte, je pense, et...
Il ne lui répondit pas, appela sèchement :
— Gauthier !
Le Normand accourut. Sans un mot, Arnaud enleva Catherine dans ses bras et, avant qu'elle fût revenue de sa surprise, la passa dans ceux du géant.
— Vite ! Retourne et emmène aussi Sara. Va les mettre à l'abri !
— Mais, Seigneur...
— Obéis... Vite, sauve-la et, si je meurs, conduis-la à ma mère...
— Arnaud ! cria Catherine... Non !
— Emmène-la, je te dis ! Je le veux. Ceux qui viennent là ne sont pas les gens de Ventadour. Ce sont les routiers de Villa-Andrado !
Sourd aux cris de Catherine, insensible à sa défense désespérée, Gauthier fit volter son cheval, rafla au passage la bride de Sara et emmena les bêtes vers le village. Catherine se tordait le cou pour voir par-dessus l'épaule du géant. Les Gascons s'étaient groupés autour d'Arnaud qui avait mis l'épée à la main et, debout sur ses étriers, regardait venir l'ennemi. Celui-ci dévalait maintenant la sente et les armures, les lances et les épées brillaient sinistrement.
Laisse-moi, criait Catherine. Va les aider, ils ne tiendront jamais... La troupe est trop puissante ! Ils sont au moins cinq contre un.
— Votre époux est brave et il sait se battre ! Pour une fois, dame Catherine, souffrez que je lui obéisse, à lui... Vous n'avez que faire dans cette rencontre...