— Des vivres ! s'écria-t-elle joyeusement. Des pâtés, des volailles rôties, du pain blanc ! Doux Jésus ! Voilà combien de temps que nous n'avons goûté de telles merveilles ! Et là, dans l'aiguière d'argent, il y a du lait pour le petit ! Dieu soit béni !
— Un instant ! coupa Arnaud sèchement.
Il prit le parchemin que Catherine n'avait pas encore songé à dérouler, le lut. Son beau visage devint pourpre.
— Par le diable ! s'écria-t-il, ce damné Castillan se moque de moi... Comment ose-t-il...
— Laisse-moi lire, pria Catherine.
Il lui tendit le parchemin avec une visible mauvaise grâce. Il y avait peu de mots écrits.
« Trop belle dame, écrivait Villa-Andrado, même un homme aussi intransigeant que votre époux ne peut vouloir que vous mouriez de faim... Agréez ces modestes offrandes, non comme un secours mais comme un hommage rendu à une beauté que la faim ne doit pas altérer et que j'espère ardemment avoir l'immense faveur de contempler encore dans les temps à venir... »
Elle ne put s'empêcher de rougir, laissa le parchemin se rouler de lui-même. Arnaud s'en empara et le jeta dans le feu.
— Croit-il pouvoir courtiser mon épouse à mon nez, à ma barbe, ce chien puant ? Et, quant à ses présents...
Il marchait d'un air résolu vers la corbeille, mais trouva sur son chemin Sara qui, les bras étendus, un air de défi sur son visage, lui barrait le passage.
— Ah non ! Par exemple ! Vous ne toucherez pas à ces victuailles qui nous tombent du ciel ! Messire, il vous faudra me passer sur le corps avant d'y atteindre ! A-t-on jamais vu pareille folie ! Je vous jure bien que Catherine mangera, que cela vous plaise ou non.
Elle défiait le jeune homme, les yeux furieux, prête à lui sauter à la figure. Emporté par la colère, il leva la main. Il allait frapper. Un cri de Catherine l'arrêta.
— Arnaud ! Non !... Tu es fou !...
La main retomba, sans force, le long de la cuisse du jeune homme. Peu à peu, son visage perdit la teinte pourpre qu'il avait prise. Finalement, il haussa les épaules.
— Après tout, c'est toi qui as raison, Sara... Il faut que Catherine et le bébé prennent des forces. Donnes en aussi aux hommes, ils en ont besoin.
— Et toi ? pria Catherine désolée.
— Moi ? Je partagerai le quartier de cheval que rapportera Gauthier.
Le Normand, comme Montsalvy, refusa de toucher au contenu de la corbeille, mais Escornebœuf et le seul Gascon qui lui restait, un petit bonhomme dont le visage simiesque était secoué de tics continuels et que l'on nommait Fortunat, dévorèrent en hommes qui n'ont pas mangé à leur faim depuis longtemps. On fit ; donc bombance dans la grotte des fossés de Ventadour. Puis Arnaud organisa les tours de garde et prit le premier. Il alla s'installer auprès du feu, ses longues jambes repliées, les bras noués autour des genoux. Niché sur le sein opulent de Sara qui somnolait assise contre la paroi rocheuse, le bébé dormait de toutes ses forces. Catherine, la dernière bouchée avalée, avait enfin sombré dans un sommeil sans rêves. Les hommes dormaient aussi, lourdement, couchés à même la terre nue, comme des bêtes harassées. Dans la campagne, tout était silence. L'alerte était passée. Le voyage, maintenant, ne serait plus long. Quand pointerait le jour, Arnaud reprendrait Catherine sur son cheval pour lui épargner le froid et les secousses les plus rudes. Bientôt, les toits et les créneaux de Montsalvy apparaîtraient au bout du grand plateau où les vents avaient leur royaume. La vieille demeure seigneuriale, riche d'un passé glorieux et de chauds souvenirs, refermerait ses murs autour de cette nouvelle famille que le maître lui rapportait comme une offrande...
Oubliant pour un temps sa haine et ses désirs de vengeance, Arnaud de Montsalvy sourit tendrement au feu qui défendait du froid ces deux êtres, maintenant toute sa vie, puis son regard alla chercher le ciel noir dans la déchirure des rochers.
« Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère feu par qui tu illumines la nuit ! Il est beau et joyeux, indomptable et fort Loué sois-tu, mon Seigneur, pour l'épouse et pour le fils que tu m'as donnés... »
I . Le Cantique du Soleil, de saint François d'Assise.
CHAPITRE XI
Retour à Montsalvy
Six jours après avoir quitté Ventadour, la petite troupe réduite à six cavaliers parcourait sous d'incessantes rafales de vent le haut plateau de la Châtaigneraie, au sud d'Aurillac. Cette fois, le plein cœur de l'Auvergne était atteint et les yeux de Catherine s'ouvraient sur ces vieilles montagnes noires et rudes, si austères en hiver, mais où l'inaltérable et sombre verdure des sapins mettait une douceur. Elle avait vu des torrents dévalant les côtes, des lacs bleu nuit, inquiétants par leur silence et leur eau sombre, et des forêts qui semblaient ne devoir jamais finir.
Grâce à l'air vif, grâce aussi aux provisions fournies par l'Espagnol et dont on avait pu emporter une certaine quantité, grâce enfin à sa robuste constitution, elle avait repris ses forces avec une étonnante rapidité. Deux jours après avoir mis son fils au monde, elle reprenait place sur Morgane, malgré les objurgations inquiètes d'Arnaud.
— Je me sens forte ! lui disait-elle en riant. Et puis, nous avons assez traîné comme cela à cause de moi. J'ai hâte d'arriver.
On avait fait halte une journée à l'abbaye bénédictine de Saint-Géraud qui commandait Aurillac et dont le seigneur-abbé était un parent d'Arnaud. Là, le jeune Montsalvy avait reçu le baptême des mains de l'abbé d'Estaing. D'un commun accord, ses parents lui avaient donné le nom de Michel, en souvenir du frère d'Arnaud, jadis massacré par la populace parisienne et que Catherine avait follement tenté de sauver.
— Il lui ressemblera, affirmait Arnaud en examinant son fils, comme il prenait plaisir à le faire bien souvent.
D'ailleurs, il est blond, comme lui... et comme toi, ajoutait-il avec un regard à sa femme.
Avoir donné le jour à ce qu'Arnaud jurait devoir être une copie conforme de Michel de Montsalvy, qu'elle avait adoré au premier regard, emplissait la jeune femme d'une joie profonde et grave. L'enfant lui devenait plus cher encore.
Pour un bébé âgé d'une semaine à peine, le petit Michel faisait preuve d'une belle vitalité. Le voyage, malgré le froid et les chutes de neige, ne semblait pas l'incommoder. Continuellement niché dans le vaste giron d'une Sara rayonnante pour qui l'hiver n'existait plus qu'en fonction de ses effets possibles sur le poupon, chaudement enveloppé, un voile léger sur sa minuscule figure, il dormait à poings fermés les trois quarts du temps, ne s'éveillant que pour réclamer son repas d'une voix perçante. Les voyageurs, alors, faisaient halte dans quelque coin abrité et l'enfant passait des bras de Sara à ceux de Catherine. Ces moments-là étaient pour la jeune mère des instants merveilleux. Elle avait le sentiment profond qu'il était bien à elle, fait de sa chair et de son sang. Lés doigts minuscules s'agrippaient au sein gonflé qu'on lui offrait et la petite bouche ronde tétait avec une ardeur qui inquiétait Arnaud.