Les cheveux noirs, frisés comme ceux d'une bohémienne, avaient du mal à rester nattés sur les oreilles et des mèches folles s'échappaient. La bouche était très rouge, bien ourlée, sensuelle même, et s'entrouvrait sur des dents aiguës mais très blanches. « Une chèvre ? songea Catherine. Peut-être... mais peut-être aussi une vipère ! ce visage en triangle, ces yeux bizarres !... » Elle garda pour elle ses réflexions, sourit de nouveau.
— Bonsoir, Marie, dit-elle gentiment. Je suis heureuse de vous connaître.
— Qui êtes-vous ? demanda la jeune fille sèchement.
Ce fut Mme de Montsalvy qui se chargea de la renseigner. Sa voix grave et musicale à la fois se fit entendre, empreinte de sévérité.
— Elle se nomme Catherine de Montsalvy, Marie... et elle est la femme d'Arnaud. Embrasse-la !
Catherine crut que Marie allait s'évanouir à ses pieds. Son visage brun devint gris tandis que ses narines se pinçaient.
Ses prunelles vertes allèrent d'Arnaud à Catherine, de Catherine à Arnaud, s'affolant. Une sorte de rictus déforma sa bouche fraîche, montrant les dents comme un chien prêt à mordre.
— Sa femme ! gronda-t-elle... Vous êtes sa femme et vous osez m'adresser la parole ? Depuis que je suis née, je lui suis destinée... je l'ai aimé dès que j'ai pu éprouver un sentiment et il vous a épousée... vous !
— Marie ! cria Mme de Montsalvy. En voilà assez !
Catherine était partagée entre l'envie de pleurer et le désir de laisser la colère l'envahir. Mais, avec un haussement d'épaules, Arnaud se détournait.
— Cette fois, je crois bien qu'elle est tout à fait folle !
Marie se tourna vers lui, son visage maigre et ardent se tendit.
— Folle ? Oui, je suis folle, Arnaud, folle de toi ! Je l'ai toujours été ! Et ce n'est pas à cause de cette femme que je renoncerai à toi. Je n'aurai ni trêve ni repos que je ne t'aie arraché à elle !
Le bras de Marie, tendu vers Catherine de façon menaçante, retomba. La jeune fille jeta autour d'elle un regard égaré puis, éclatant en sanglots, elle franchit la porte en courant et se fondit dans la nuit. Arnaud fit un mouvement pour la suivre mais Catherine l'arrêta net, d'une main posée sur son bras.
— Si tu la suis, je pars sur l'heure ! dit-elle froidement. En vérité, voilà qui nous promet des jours agréables !
Il la regarda, vit que ses grands yeux étincelaient à la fois de colère et de larmes. Un bref sourire détendit ses traits. Il attira la jeune femme dans ses bras et la serra à lui faire mal.
Tu ne vas pas être jalouse de cette gamine exaltée, toi, mon incomparable ? Je ne suis nullement responsable des rêves qu'elle a nourris et, sur mon honneur, jamais n'y ai participé ni les ai encouragés.
Il ferma d'un baiser les paupières humides puis, se détournant légèrement, rencontra le regard de Gauthier, étrangement inexpressif.
— Va la chercher ! ordonna-t-il. Cette petite sotte est capable de tomber dans le torrent avec cette obscurité.
— Ça m'étonnerait, bougonna Donatienne qui, les mains jointes devant le bébé, paraissait en extase. Elle a des yeux de chat... elle y voit la nuit !
Gauthier disparut sans un mot, suivi de Fortunat. Saturnin, qui avait conduit les chevaux à l'écurie, renterait dans la salle. Catherine alla s'asseoir sur la pierre de l'âtre. Elle se sentait affreusement lasse et désorientée. Auprès d'elle, la grand-mère berçait toujours Michel en lui chuchotant ces petits mots tendres, un peu bêtes mais touchants, qui constituent la langue mystérieuse usitée entre les gens âgés et les tout-petits. L'air accablé de Catherine, ses épaules soudain voûtées alarmèrent Arnaud. Il vint s'agenouiller près d'elle, prit ses deux mains et les couvrit de baisers.
— Pourquoi si triste, Catherine ? Notre demeure est détruite, mais la famille est intacte, nous sommes à l'abri... et je t'aime ! Souris-moi, mon cœur ! Quand tu es triste il n'y a plus de lumière dans le monde.
Le beau visage dur, tendu vers elle, implorait et exigeait à la fois. La conscience lui revint, aiguë et presque douloureuse, de son amour pour lui, balayant le décor rude, les murs de pierre nue, les solives noires, les meubles rudimentaires et l'écœurante odeur de fumée. Saurait-elle jamais lui résister ou même lui refuser quelque chose ? Mais quand il disait « je t'aime », tout s'effaçait de ce qui n'était pas leur trop grand amour. Avec une infinie tendresse, elle lui offrit, un peu tremblant encore, le sourire qu'il réclamait.
— Tu ne sauras sans doute jamais, chuchota-t-elle, à quel point, moi, je t'aime.
Tout près d'eux, impassible et sourde en apparence, Isabelle de Montsalvy continuait de bercer Michel.
De cette première soirée à Montsalvy, Catherine devait garder une impression d'étrangeté et d'absurdité. Tout avait été tellement différent de ce qu'elle avait espéré, attendu... Non qu'elle regrettât vraiment le château seigneurial où elle eût dû régner, ou bien qu'elle éprouvât une répugnance quelconque à accepter l'hospitalité généreuse de Saturnin et de Donatienne, mais elle avait le sentiment d'avoir atteint un monde bizarre et peuplé de gens qu'elle pourrait difficilement comprendre, ou même atteindre... un monde qui était celui de son époux. Elle s'avouait qu'Isabelle de Montsalvy était à peu près telle qu'elle l'imaginait, fière et grande dame jusqu'au bout des ongles, trop semblable à Arnaud dont Catherine connaissait si bien le caractère ardent mais difficile. La jeune femme sentait que sa belle-mère ne l'avait pas acceptée, pas encore... L'accepterait-elle même un jour ?
Quand Gauthier était revenu, ramenant Marie de Comborn, Mme de Montsalvy, Catherine et Arnaud étaient à dîner, servis par Donatienne. Ni la brave femme ni son époux ne se fussent permis de s'asseoir à table en même temps que les seigneurs auxquels ils offraient un abri. Catherine avait senti toutes ses préventions revenir lorsque la jeune fille, après un regard vers Arnaud, s'était assise en face d'elle. La fureur qui l'avait soulevée semblait l'avoir quittée et, à la grande surprise de Catherine, c'était elle qui lui avait adressé la parole.
— Je connais toutes les familles d'Auvergne et des environs, dit Marie, pourtant je ne vous ai jamais vue... ma cousine.
Vous n'êtes pas de nos régions car j'imagine que, si je vous eusse rencontrée, je m'en fusse souvenue.
— Je suis parisienne, répondit Catherine... mais j'ai passé ma jeunesse en Bourgogne...
Elle regretta le mot imprudent aussitôt. Mme de Montsalvy avait pâli.
— De Bourgogne... Comment ?
Arnaud ne laissa pas sa mère finir sa phrase. Avec une hâte qui trahissait un peu de gêne, il lança :
— Le premier époux de Catherine, Garin de Brazey, a été pendu par ordre du duc Philippe pour haute trahison... Cela doit te suffire, Marie, et Catherine n'aime pas qu'on lui rappelle d'aussi mauvais souvenirs.
— Marie ignorait, intervint sa mère qui tenait les yeux fixés sur son écuelle de potage. Au surplus, elle ne pensait pas à mal en s'enquérant de l'origine de sa nouvelle cousine. Sa question était naturelle. Moi- même...
— Ma mère, si vous le voulez bien, nous entamerons plus tard ce sujet, coupa Arnaud sèchement. Pour ce soir, nous sommes las, encore accablés par la surprise qui nous attendait ici. Ma femme est épuisée et je ne souhaite aussi que le repos.
Catherine avait alors surpris le froncement de sourcils de sa belle-mère et l'éclair moqueur dans les yeux de Marie, mais personne n'avait plus rien dit et le souper frugal s'était terminé en silence. Elle avait la sensation physique d'un épaississement progressif de l'atmosphère. Et elle ne voyait pas comment elle pourrait dissiper le malaise. Comment réagirait la mère d'Arnaud quand elle saurait que sa belle-fille était née sur le Pont-au-Change, dans la modeste maison d'un orfèvre ? Mal sans doute puisque Arnaud n'avait pas osé, dès le premier instant, dire la vérité. La présence de cette Marie, jamais soupçonnée, mais dont il faudrait bien mesurer la haine, n'arrangerait rien. Catherine s'était attendue à combattre une ennemie et elle en trouvait deux !