Elle parvint cependant à faire bonne contenance durant la fin de cette soirée, s'occupa de son fils avec l'aide de Sara dont les yeux inquiets allaient sans cesse de la jeune femme à la vieille châtelaine, alla tendre calmement son front à Isabelle et adressa un bref salut à Marie. Mais, une fois dans le grenier à foin où Dona- tienne avait arrangé de son mieux un lit pour le jeune couple, elle laissa éclater à la fois sa colère et son désappointement.
— Tu as honte de moi, n'est-ce pas ? dit-elle à son mari qui, assis au bord de la paillasse, rêvait, les mains nouées autour de ses genoux. Comment diras-tu à ta mère qui je suis alors que, tout à l'heure, tu as eu peur ?
Il leva les yeux vers elle et la regarda un instant sans rien dire, à travers ses cils rapprochés. Puis, calmement, déclara :
— Je n'ai pas eu peur. Simplement, je préfère confier cela seul à seul à ma mère et non pas au milieu d'une salle de ferme et devant des étrangers.
— Si tu parles de Sara, de Gauthier, ils me connaissent et n'ont rien à apprendre. Mais si c'est de ta précieuse cousine, je conçois que...
Il étendit un bras, entoura les jambes de Catherine et la fit tomber près de lui sans la moindre douceur. Là, il l'immobilisa entre ses bras et l'embrassa longuement, puis...
— Tu ne conçois rien du tout ! Marie est une oie prétentieuse qui n'a jamais écouté que ses désirs... et toi tu es presque aussi sotte si tu t'avises d'être jalouse d'elle.
— Pourquoi non ? Elle est jeune, belle... Elle t'aime, fit Catherine avec un petit rire sec.
— Mais moi, c'est toi que j'aime. Tu me dis que Marie est belle ?
D'une seule main, il immobilisa les deux poignets de Catherine derrière son dos, de l'autre la déshabilla avec une prestesse diabolique, puis déroula les magnifiques cheveux dont il entoura son propre cou avant de ramener la jeune femme contre sa poitrine.
Il est temps que nous essayions de trouver un miroir, ma mie. As-tu donc oublié ta beauté et combien je suis devenu l'esclave de cette beauté ?
— Non, mais...
Elle n'eut pas le loisir d'en dire plus parce que la bouche d'Arnaud s'était abattue sur la sienne et lui coupait le souffle.
Dans les instants qui suivirent elle n'eut plus du tout envie de parler. La magie profonde des caresses jouait sur elle, effaçant tout le reste, tout ce qui n'était pas le miraculeux accord que tous deux réalisaient dans l'amour.
Quand, longtemps après, elle émergea du bienheureux engourdissement, la tête contre la poitrine d'Arnaud, la conscience lui revint un peu et, d'une voix déjà alourdie de sommeil, elle murmura :
— Qu'allons-nous faire, Arnaud, qu'allons-nous faire demain ?
— Demain ? (Il réfléchit un instant, puis, comme si c'eût été la chose la plus naturelle du monde.) Demain j'irai au monastère pour y couper la gorge de ce Valette. Il ne vivra pas assez pour se vanter d'avoir rasé Montsalvy...
Arrachée brutalement à sa quiétude momentanée et reprise d'une peur affreuse, Catherine voulut protester, mais la respiration plus forte et plus régulière du jeune homme lui apprit que, déjà, il s'était endormi.
N'osant bouger pour ne pas l'éveiller car ses bras étaient demeurés noués autour d'elle, Catherine demeura longtemps les yeux grands ouverts dans cette obscurité qui sentait le fourrage, apprenant peu à peu les mille bruits imperceptibles qui peuplaient le silence nocturne de ce pays inconnu. Elle aurait voulu, puérilement, que cette nuit, où leurs deux corps demeuraient confondus, n'eût jamais de fin. Pour la première fois depuis bien longtemps, ils avaient été l'un à l'autre pleinement, sans restriction, sans gêne et sans entraves. La conscience de son amour l'étouffait presque et demain, ce demain où la lutte devait inéluctablement reprendre, l'effrayait. Sous sa joue, la peau du jeune homme était lisse et chaude et elle entendait son cœur battre calmement, profondément... Il était à elle comme jamais encore il ne l'avait été. Et Catherine, brusquement, balaya ses terreurs, chassa les questions sans réponse. Une chose, une seule, comptait dont elle venait de prendre conscience avec une implacable acuité : jamais elle ne laisserait qui que ce fût, ni quoi que ce fût lui prendre Arnaud ! Sa propre chair, son propre sang n'étaient que les prolongements de ceux d'Arnaud. Elle ne laisserait ni Marie de Comborn, ni Valette, ni la vie, ni les hommes, ni la mort l'amputer de ce qui était sa seule raison d'être...
CHAPITRE XII
Cadet Bernard
Lorsque Catherine descendit de son grenier, le lendemain matin, Saturnin faisait sortir les moutons d'une bergerie creusée à même le roc. Un peu plus loin, un berger maigre en manteau de laine noire et deux grands chiens roux attendaient. Le vieil homme salua Catherine très bas, un grand sourire sur son visage tanné.
— Le gîte était indigne de vous, gracieuse dame, mais avez-vous bien dormi tout de même ?
— Merveilleusement ! Je n'ai même pas entendu sortir mon époux. L'avez-vous vu ?
— Oui. Il est dans la salle avec notre dame. Elle l'aide à revêtir son armure.
Le cœur de Catherine se serra. Apparemment Arnaud n'avait pas renoncé à son idée folle d'aller attaquer, presque seul, le routier retranché dans les murs du monastère. Elle laissa son regard glisser sur l'épaisse vague laineuse et jaune des moutons qui passaient devant elle. Machinalement, elle dit :
— Vous avez un beau troupeau, Saturnin. Vous ne craignez pas, en le laissant sortir, qu'il ne tente la convoitise des routiers de Valette ?
— Tout n'est pas à moi. La plus grande partie appartient au vénérable abbé. Et le bandit qui a brûlé Montsalvy n'oserait pas toucher aux biens personnels de l'abbé. Cela pourrait lui coûter cher. J'en profite seulement pour y mêler les miens qui, ainsi, sont à l'abri. Mais, excusez-moi, les bêtes vont pâturer, et moi j'ai affaire au village...
Lentement, tout en respirant l'air vif du matin, Catherine se dirigea vers la maison. Le temps s'était considérablement adouci dans la nuit, et la campagne, tout autour d'elle, était toute brillante d'eaux courantes. Des croupes montagneuses sourdaient une multitude de ruisselets qui traçaient leur chemin brillant à travers les mottes brunes et l'herbe desséchée.
Le ciel était d'un bleu encore timide et voilé de nuages blancs, épais comme des panaches de plume. La terre, débarrassée de la neige, semblait pousser un grand soupir de soulagement. Catherine se dit que ce pays était beau, attachant, et qu'elle pourrait l'aimer si...
La phrase, dans son esprit, demeura informulée. En approchant de la métairie dont la porte était ouverte, la jeune femme avait entendu son nom lancé d'une voix furieuse. Instinctivement, elle se rejeta derrière le vieux sapin déhanché qui poussait auprès des murs boueux de la maison, se glissa entre le tronc et la muraille. Elle était presque contre l'étroite fenêtre et put voir Arnaud, debout devant la cheminée où le feu flambait sous une énorme marmite noire. Ses jambes, ses cuisses et ses hanches étaient déjà prisonnières des pièces d'acier de l'armure et, du haut de son corps, on ne voyait rien car il était occupé à se glisser péniblement dans la cotte de mailles courte sur laquelle on poserait les autres pièces. Quand la tête émergea du tissu de fer, la voix coléreuse reprit :
— Je n'espérais pas, Mère, que vous exulteriez de joie en apprenant la souche roturière de ma femme, mais j'avoue que je n'attendais pas tant de dédain !
Isabelle de Montsalvy, qui, pour Catherine, n'était qu'une ombre noire à cette minute, répliqua sèchement :