— Et vous aviez, déjà, pour consigne d'arrêter mes gens ? fit Catherine avec amertume. Pourquoi pas moi, dans ce cas? Pourquoi ne me jette-t-on pas en prison puisqu'il paraît que je n'aurai pas loisir de sortir de sitôt ?
— Demandez-le à messire de Craon, noble dame...
Très raide, l'officier salua, fit signe à ses hommes
d'emmener le prisonnier et sortit. Au seuil, Gauthier se retourna.
— Ne vous tourmentez pas pour moi, dame Catherine. Oubliez-moi et suivez mon conseil : fuyez si vous le pouvez !
Figées sur place, Catherine et Sara le regardèrent disparaître. La porte se referma. Les yeux de Catherine, que la colère faisait presque noirs, tournèrent et rencontrèrent ceux de Sara.
— Voici donc l'homme dont tu me conseillais de me méfier ! dit-elle amèrement. Puis-je encore douter de sa loyauté ?
— Je reconnais qu'il vient d'agir en fidèle serviteurs... pour quelque raison sentimentale que ce soit, fit Sara qui tenait à ses opinions. Mais que vas-tu faire maintenant ? Savoir tout ce que cela veut dire ! s'écria-t-elle. Et je te jure que je n'attendrai pas une minute de plus pour essayer d'apprendre ce que l'on me réserve dans cette maison.
Fébrilement, avec des doigts qui s'énervaient, elle essayait de refaire les nattes qu'elle avait dénouées, mais elle n'y arrivait pas. La colère la faisait trembler.
— Laisse-moi faire ! coupa Sara en s'emparant des cheveux de la jeune femme. Je vais te coiffer puis tu changeras de robe. Autant te présenter avec le maximum de dignité... et non pas faite comme une zin- gara !
Catherine n'avait pas envie de sourire. Elle s'assit, très raide, pour permettre à Sara de refaire l'édifice de sa coiffure et de lui ôter la poussière du voyage. Mais tout le temps que dura l'opération Sara put voir les doigts minces de Catherine se croiser et se décroiser nerveusement sur ses genoux.
— Il faut que j'en aie le cœur net ! répétait-elle. Il faut que j'en aie le cœur net !
Quand les trompes du château cornèrent l'eau, Catherine était prête. Sara l'avait vêtue d'une robe de velours, coiffée de deux cornes de dentelle. Elle était, ainsi, très belle et un peu imposante. Elle s'échappa des mains habiles de Sara comme on se sauve et marcha vers la porte avec tant de décision que Sara ne put retenir un sourire.
— Tu as l'air d'un petit coq de combat, lui lança-t-elle.
— Et toi, gronda la jeune femme, tu as bien de la chance de pouvoir plaisanter en ce moment.
L'entrée de Catherine dans la grande salle où l'on avait dressé la table du souper interrompit le récit, à la fois cynégétique et passionné, qu'avec force gestes effectuait, pour Jean de Craon et Catherine de Rais, une grande femme maigre et grisonnante, au nez impérieux et qui offrait avec le vieux seigneur une incontestable ressemblance. Vêtue d'une robe de satin feuille-morte doublée d'or dont les manches traînaient à terre, elle mimait le vol d'un faucon de chasse et, en apercevant Catherine, demeura un instant les bras écartés.
— Bonjour, ma chère ! lança-t-elle aimablement. Heureuse de vous voir arrivée !
Après quoi elle reprit de plus belle le récit de sa chasse qui s'était soldée par deux hérons et six lièvres. Elle conclut enfin :
— Tout ceci pour vous dire qu'après une pareille journée je meurs de faim. Passons à table !
— Un moment ! coupa sèchement Catherine. Avant de passer à table, je désire savoir à quelle table je vais m'asseoir; celle de mes hôtes ou celle de mes geôliers ?
L'intrépide chasseresse qui n'était autre qu'Anne de Sillé, la grand-mère de Catherine de Rais que le vieux Craon avait épousée un an après le mariage de Gilles, considéra la jeune femme avec une véritable stupeur teintée d'une vague admiration.
— Par le ventre de ma mère ! commença-t-elle.
Mais le vieux Craon avait froncé les sourcils tandis
que sa lèvre inférieure s'allongeait en une lippe de mauvais augure.
— Des geôliers ? fit-il. Où diable avez-vous pris cela ?
Le ton était sec et la mine peu rassurante, mais Catherine était trop en colère pour se laisser intimider. Froidement, elle considéra le vieux seigneur.
— J'ai pris cela dans le simple fait qu'une heure à peine après mon arrivée j'ai vu arrêter sous mes yeux mon écuyer, au mépris de toutes les lois de l'hospitalité.
— Cet homme a frappé un sergent de la garnison. C'est, il me semble, un geste suffisamment discourtois pour mériter une sanction.
Je l'eusse prise moi-même si son geste n'eût été motivé par de bien étranges paroles. On l'a empêché de s'occuper de nos montures sous prétexte qu'elles étaient désormais votre propriété et que, d'ailleurs, je ne risquais pas d'en avoir besoin, étant ici pour beaucoup plus longtemps que je ne l'imaginais. N'importe quel serviteur un peu dévoué se fût rebellé devant pareille prétention, Messire, et, si vous voulez mon sentiment, votre sergent n'a eu que ce qu'il méritait...
Jean de Craon haussa les épaules.
— Les hommes d'armes ne sont pas toujours très intelligents, fit-il maussade. Il ne faut pas attacher d'importance à ce qu'ils disent.
— Dans ce cas, il y a pour vous un moyen bien simple, Messire, de me prouver votre bonne volonté. Faites relâcher mon écuyer, faites préparer mes mules ; je vous ferai ensuite toutes les excuses que vous voudrez... et je partirai dès ce soir avec mes serviteurs.
— Non !
Le mot claqua dans le silence tendu qui avait suivi les derniers mots de Catherine. La jeune femme était consciente des respirations retenues des deux femmes, de leurs yeux inquiets allant d'elle-même au vieux sire. Sa gorge se contracta sous le choc. Elle avala péniblement sa salive mais ne broncha pas. Elle parvint même à sourire dédaigneusement.
— Comment dites-vous cela, Messire ? Vous avez, en vérité, une bien curieuse façon de concevoir l'hospitalité ! C'est donc que je suis prisonnière ?
Claudiquant légèrement, Jean de Craon s'avança vers la jeune femme, demeurée toute droite, dans sa robe noire, au seuil de la porte. Quand il parla, sa voix s'était adoucie considérablement.
Comprenez-moi bien, dame Catherine, puisque aussi bien il faut parler net et mettre les choses au point. Ce château appartient à mon petit-fils. Il en est le maître et pour tous ceux qui vivent entre ses murs... même pour moi, c'est sa volonté, et sa volonté seule, qui fait ici la loi. J'ai reçu, vous concernant, des ordres précis : sous aucun prétexte, vous ne devez quitter Champtocé avant son retour. Non, ne me demandez pas pourquoi, je l'ignore ! Tout ce que je sais, c'est que Gilles compte vous trouver ici lorsqu'il reviendra de la guerre et je ne le décevrai pas. Au surplus, rassurez-vous, votre attente, sans doute, sera courte. Les combats qui se déroulent actuellement au nord de Paris sont trop violents pour qu'une trêve n'intervienne pas avant l'hiver. L'Anglais, plus que nous-mêmes encore, a besoin de souffler. Gilles reviendra bientôt. Et... ne doit-il pas ramener quelqu'un de particulièrement cher à votre cœur ?
Une soudaine bouffée de chaleur monta au visage de Catherine. Sa colère devant l'injuste emprisonnement de Gauthier lui avait, un court instant, fait oublier Arnaud et elle s'en voulait comme d'une profanation. Mais la pensée de l'homme qu'elle aimait la détendit un peu. Il était bien vrai qu'Arnaud devait venir ici tout droit et son cœur s'affolait de joie à la seule idée de le revoir, d'entendre sa voix. Si elle partait, ce revoir serait éloigné du temps qu'il faudrait au jeune homme pour la rejoindre.
Sans qu'elle s'en doutât, Jean de Craon suivait sur son visage le cheminement de la pensée. Quand elle releva les yeux vers lui, il offrit son poing fermé avec une galanterie surannée.
— Vous voyez bien qu'il vous faut être raisonnable. Venez-vous à table ?
Mais elle ne posa pas sa main sur celle qu'on lui offrait.
— C'est bien, dit-elle enfin avec peine. Je resterai. Mais, au moins, faites-moi rendre Gauthier...