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— Voilà monseigneur Gilles ! s'écria derrière elle le guetteur. Voyez, Dame, on reconnaît bien ses huques violettes. Il monte Casse-noix, son grand destrier noir.

Une fierté vibrait dans la voix de l'homme. Au même instant, le pont-levis s'abattit à grand fracas, libérant à la fois une énorme ovation et une troupe de soldats et de serviteurs qui, avec des torches et des cris de joie, couraient à la rencontre des arrivants. La cour intérieure du château était comme un immense puits de feu dont le rayonnement repoussait la nuit, rejetait la pluie. Le guetteur avait fini par s'accouder auprès de Catherine, les yeux brillants d'enthousiasme.

— Ah ! Il va y en avoir du bon temps, maintenant que monseigneur Gilles est rentré ! Il est dur mais il est généreux, lui, et il aime la vie joyeuse !

Dans ce « lui » il y avait un monde de rancune envers le vieux Craon. Catherine, pourtant, n'y prêta pas attention. Elle continuait à scruter les ombres. Mais les gouttes d'eau entraient dans ses yeux, les brouillant comme des larmes.

— Vous qui voyez si clair, dit-elle, pouvez-vous distinguer ceux qui entourent votre maître ? Pouvez- vous les reconnaître ?

— Certes, répondit le guetteur tout fier. Je vois messire Gilles de Sillé, le cousin de Monseigneur, et le sire de Martigné. Voici le frère de notre maître, René de la Suze, et voici messire de Broqueville...

— Ne voyez-vous point un seigneur en armure noire, avec un épervier au cimier de son casque ?

L'homme scruta la troupe, qui approchait, pendant de longues minutes puis secoua la tête.

— Non, Dame... je ne vois rien de semblable ! D'ailleurs, ils sont assez près maintenant pour que vous les distinguiez...

En effet, elle pouvait voir, nettement, Gilles de Rais. Malgré la pluie, il chevauchait avec arrogance sous le panache violet trempé d'eau de son casque, en tête de sa cavalerie. Derrière lui, un groupe de seigneurs qu'éclairait maintenant la lueur dansante des torches aux mains des paysans et des valets. Les cris de joie montaient avec l'odeur de la terre mouillée, mais sans trouver d'écho dans le cœur de Catherine. Elle se laissa aller contre la pierre rugueuse, vidée de ses forces mais envahie d'une douleur amère. Arnaud n'était pas avec ces hommes...

Elle comprenait maintenant que, jusqu'à l'instant ultime et malgré la crainte vague qu'elle avait ressentie de le voir aux mains de Rais, elle avait espéré de tout son cœur le retrouver, retrouver son sourire un peu moqueur, cette façon qu'il avait de plisser les yeux quand il la regardait, retrouver surtout le sûr refuge de ses bras... Le guetteur, inquiet de sa pâleur, la regardait.

— Dame, murmura-t-il, la pluie redouble et vous êtes transie. Voilà que vous tremblez. Il faut rentrer.

Il lui tendait une main hésitante tout en décrochant de l'autre une torche pour la guider jusqu'à l'escalier. Elle lui jeta un regard incertain accompagné d'un pâle sourire, se redressa.

— Merci... vous avez raison, je vais rentrer. Aussi bien... je n'ai plus rien à faire ici !

Sous le vent qui soufflait en rafales plus dures, elle chancela. Il fallut que le guetteur la soutînt jusqu'à l'abri de l'escalier.

Les cris de joie semblaient gonfler tout le château, jaillir des murs, éveillant en Catherine la colère en même temps que le chagrin. Elle ne resterait pas une minute de plus chez cet homme qui avait trompé sa bonne foi. Elle allait le sommer de lui rendre Gauthier, d'ouvrir devant elle les portes de son château maudit, de la laisser partir enfin. Et, dût-elle retourner en Normandie, dût-elle affronter Richard Venables avec ses seules mains nues, dût-elle enfin traverser la mer et chercher Arnaud jusque chez l'Anglais, elle était prête à le faire... À mesure qu'enflait sa fureur, son pas se raffermissait, elle retrouvait le courage, la combativité. Ce fut presque en courant qu'elle dévala les dernières marches de la tour.

En rentrant dans sa chambre, Catherine trouva Sara aux prises avec un page inconnu dont les vêtements humides proclamaient qu'il venait d'arriver. À la vue de Catherine, il se tourna vers elle, esquissant un salut un peu trop raide pour être respectueux.

— Je suis Poitou, page de monseigneur Gilles. Il m'envoie vous dire, Dame, qu'il désire vous voir dans l'instant.

Catherine fronça les sourcils. Le garçon, qui pouvait avoir quatorze ans, était d'une grande beauté : brun, les traits fins, un corps vigoureux et délié tout à la fois, mais, apparemment, il le savait trop et son attitude insolente déplut à la jeune femme. Elle passa devant lui, tendit sa cape mouillée à Sara et, sans le regarder remarqua dédaigneusement :

— J'ignore où tu as été éduqué, mon garçon, mais étant donné le rang du maréchal de Rais, je supposais que ses gens auraient d'autres manières. Aussi bien à la cour du roi Charles qu'à celle du duc Philippe de Bourgogne, les pages étaient gens courtois.

Les joues mates du garçon s'empourprèrent. Un éclair de colère brilla dans ses yeux noirs. Il n'était pas habitué, sans doute, à être traité avec ce dédain. Mais Catherine, maintenant, braquait son regard violet sur lui et il baissa la tête. Elle put voir qu'il serrait les poings, mais, lentement, il plia le genou.

— Monseigneur Gilles, reprit-il d'une voix assourdie, m'envoie prier dame Catherine de Brazey de vouloir bien se rendre auprès de lui avant le festin qui doit avoir lieu dans la grande salle.

Un instant, Catherine considéra le garçon à ses pieds. Elle eut un bref sourire puis déclara sèchement :

— Voilà qui est mieux ! Je te remercie de ta docilité. Quant à me rendre auprès de ton maître, il ne saurait en être question. Pas plus que d'assister au festin. Va dire à Gilles de Rais que la dame de Brazey attend ici les explications qu'il lui doit.

Cette fois, Poitou releva la tête et la considéra avec une stupéfaction non dissimulée.

— Que j'aille... commença-t-il.

— Oui, coupa Catherine, et dans l'instant ! J'attends ton maître ici. Il est temps, je pense, que lui aussi apprenne à me connaître.

Le page se releva, maté, et sortit sans rien ajouter. En se détournant, le regard de Catherine croisa celui de Sara.

— Tu t'es fait un ennemi, remarqua la gitane. Ce garçon est pétri d'orgueil. Il doit être le favori du maître.

— Que m'importe? Je n'ai plus l'intention de ménager qui que ce soit ici. Gilles de Rais a manqué à sa parole. Arnaud n'est pas avec lui.

— Alors, tu as raison. Il te doit des explications... Mais, crois-tu qu'il viendra ?

— Oui, fit Catherine, je le crois.

Un quart d'heure plus tard, en effet, Sara ouvrait la porte à Gilles de Rais.

En si peu de temps, il avait pris celui de se changer. Il portait maintenant une longue houppelande de velours bleu sombre dont le bas et les larges manches déchiquetées traînaient à terre. Les signes du zodiaque, brodés en or, en argent et en soie rouge, décoraient cette robe et donnaient au sombre seigneur l'air d'un nécromant. Un énorme rubis jetait des feux sanglants à l'index de sa main gauche. Il était tout à la fois splendide et majestueux, mais Catherine était bien décidée à ne pas se laisser impressionner. Assise très droite dans l'unique chaise à haut dossier de sa chambre ce qui ne laissait au visiteur qu'un tabouret comme siège possible - elle s'était vêtue de velours noir, avec une austérité voulue. Un voile de mousseline noire, posé sur ses cheveux tressés en couronne, accentuait le côté endeuillé de sa toilette sans parvenir à éteindre l'éclat lumineux de ses tresses dorées. Sara, les mains croisées sur son ventre et les yeux baissés, se tenait debout auprès d'elle, légèrement en retrait, dans l'attitude discrète d'une suivante de bonne maison.

Un peu surpris, peut-être, par l'attitude hautaine de la jeune femme, Gilles de Rais salua, profondément, tandis qu'un sourire faisait luire l'éclat de ses dents blanches dans sa barbe bleue.