— Vous m'avez demandé, belle Catherine ? Me voici à vos ordres.
Dédaignant à la fois le salut et les paroles aimables, elle attaqua aussitôt.
— Où est Arnaud de Montsalvy ?
— Que voilà une étrange bienvenue ! Quoi, ma chère, pas un sourire ? Pas un mot aimable ? Pourquoi ces yeux durs, cette bouche serrée pour accueillir le plus dévoué de vos serviteurs ?
— Répondez d'abord à ma question, Seigneur, la bienvenue viendra ensuite ! D'où vient que je ne voie pas auprès de vous celui que vous deviez délivrer et me ramener comme vous m'en aviez fait la promesse ?
— J'ai délivré Arnaud de Montsalvy. Il n'est plus aux mains de Richard Venables.
Un brusque soulagement envahit Catherine. Dieu soit loué, il n'était plus au pouvoir de l'Anglais ! Mais l'inquiétude suivit immédiatement.
— Où est-il alors ?
— En lieu sûr... Puis-je m'asseoir ? Cette longue chevauchée sous la pluie m'a rompu.
Tout en parlant, il tirait l'un des tabourets auprès du fauteuil de Catherine et s'y installait en prenant grand soin des plis lourds de sa robe. Il semblait parfaitement à son aise et le sourire s'attardait sur son visage comme un masque. Les yeux noirs, profondément enfoncés sous leur orbite, demeuraient cependant froids et scrutateurs.
— Qu'appelez-vous en lieu sûr ? Auprès du Roi notre sire ?
Gilles de Rais secoua la tête et son sourire s'accentua avec, en outre, une nuance d'ironie qui n'échappa pas à la jeune femme.
— J'appelle lieu sûr le château de Sully-sur-Loire où j'ai eu le privilège de le conduire et où il se trouve à cette heure.
Malgré son empire sur elle-même, Catherine ne parvint pas à masquer sa surprise.
— Chez La Trémoille ? Mais pourquoi ? Qu'y fait- il ?
Gilles de Rais étendit ses longues jambes et offrit vers le feu ses mains, des mains très blanches et dont, malgré elle, Catherine remarqua la finesse presque féminine. Il devait en prendre un soin extrême...
Avec un soupir, il déclara, sans regarder son interlocutrice, mais très doucement :
— Ce qu'il y fait ? Je ne saurais vous le dire... Ce que font d'ordinaire, j'imagine, les prisonniers d'État !
Le mot atteignit la jeune femme comme une balle. Elle bondit sur ses pieds, serrant de ses mains crispées les accoudoirs de son siège. Elle était devenue rouge jusqu'à la racine de ses cheveux et, sous l'effet de la colère, ses yeux lançaient des éclairs. Une envie la prenait de tuer cet homme nonchalant qui, elle s'en rendait compte maintenant, jouait avec elle depuis dix minutes, comme un chat avec une souris.
Prisonnier d'État ? Le plus fidèle des capitaines du Roi ? Quel est ce conte et quelle espèce de sotte croyez-vous que je sois ? Assez de faux-fuyants, Messire, et parlons clair, je vous prie, car, en vérité, je crois bien que vous vous moquez de moi. J'avais votre parole et j'y croyais, malgré la violence qui m'a été faite en cette maison. Ce n'est pas à Sully que vous deviez conduire Arnaud, vous le savez bien ! C'est ici !
Avec un nouveau soupir qui trahissait un profond ennui, Gilles se leva, lui aussi, ce qui lui permit de dominer la jeune femme de toute la tête.
— Les temps ont changé depuis Louviers, ma chère. Et il semble que vous ignoriez tout de la politique actuelle...
Comme je l'ignorais moi-même à Louviers. Le temps des songes creux, des illusions et des fariboles est terminé, celui des gens sensés est venu ! Mon cousin La Trémoille est désormais le seul habilité à porter la parole du Roi. Et il a décidé... d'écarter de sa route tous ceux qui auraient par trop tendance à gêner sa politique et à revenir aux vues fumeuses de cette malheureuse fille, brûlée par ordre de la Sainte Église. Il est temps que le pouvoir revienne à ceux qui, par droit de naissance, doivent l'exercer, et non pas à quelque bergère en folie !
Hors d'elle, Catherine cria :
— Ce qui veut dire que votre cousin La Trémoille fait place nette afin de s'engraisser tout à son aise, que notre lamentable Roi est retombé plus que jamais sous sa coupe et que ce gras ruffian s'attaque maintenant à tous les fidèles de Jehanne... cette malheureuse fille que vous serviez à genoux, il n'y a pas un an, monsieur le maréchal !
Malgré la colère qui s'était emparée d'elle, Catherine réfléchissait à toute vitesse et observait son adversaire. Elle l'avait vu pâlir quand elle avait prononcé le nom de La Trémoille. Elle en conclut qu'elle avait touché juste. Toute à son amour, elle s'était peu souciée de la politique et des répercussions que pouvait avoir, sur la Cour et sur le Roi, la mort de Jehanne.
Il y avait trop longtemps que Georges de La Trémoille et sa clique luttaient contre l'envoyée de Dieu. Jehanne gênait ces grands seigneurs rapaces, avides de s'engraisser à n'importe quel prix et aux dépens de n'importe quelle bourse. Ils avaient combattu sournoisement la jeune fille, n'avaient rien fait pour la délivrer et, maintenant qu'elle n'était plus, ces gens sans scrupules reprenaient tout leur pouvoir sur le faible Charles VII qui, dans les mains habiles de La Trémoille, n'était qu'un jouet. Le gros chambellan savait trop les points faibles de son maître ; avec des plaisirs et des femmes, on en faisait ce que l'on voulait...
Mais Gilles n'avait rien répondu. Et, comme ses yeux noirs guettaient la jeune femme, elle ajouta sèchement :
— En tout cas, j'aimerais savoir quel chef d'accusation La Trémoille a pu trouver contre Arnaud, la droiture, la loyauté faites homme !
— Ah ! que l'amour est donc une belle chose et que j'envie Montsalvy de vous en avoir inspiré un semblable ! Cela aveugle ! Ma chère, votre bel ami s'est mis hors la loi en s'introduisant dans Rouen sans permission de notre Roi, qui, dans sa sagesse, avait jugé bon d'abandonner la fameuse Pucelle à son sort. Tenter de la délivrer, c'était s'élever contre la volonté du Roi.
— J'ai, moi aussi, tenté de la délivrer.
— Aussi êtes-vous également hors la loi, chère Catherine, et confiée à mes soins comme Arnaud de Montsalvy est confié à La Trémoille. Vous n'avez pas le droit de quitter ce domaine... sous peine de vous retrouver très vite au fond de quelque forteresse bien noire, fit le maréchal avec un aimable sourire.
Sous le coup, Catherine chancela, mais son orgueil la maintint debout presque malgré elle, repoussant la main de Sara qui se tendait pour la soutenir. Elle parvint même à sourire avec une intraduisible expression de mépris.
A merveille ! Et moi, sotte, qui vous prenais pour un gentilhomme, qui ai cru en la parole d'un maréchal de France ! Alors que vous n'êtes rien, rien que le plat valet de La Trémoille, prêt à vendre ses amis au plus offrant. Vous oubliez seulement que d'autres savent la vérité sur Arnaud et sur moi. La Hire...
— La Hire est prisonnier dans Louviers que l'Anglais a repris. Et votre ami Xaintrailles a, lui aussi, été pris sur l'Oise.
Ne me parlez pas davantage du connétable de Richemont que le Roi a éloigné de sa personne et qui risque sa tête s'il ose reparaître à la Cour. Quant à la reine Yolande, l'envahissante belle- mère de Sa Majesté, qui se mêlait de régenter le royaume, le Roi lui a fait comprendre, après les fêtes du mariage de sa fille, que ses terres de Provence la réclamaient.
Elle doit être, à cette heure, à Tarascon... C'est loin, Tarascon !
Cette fois, Catherine demeura muette. Un vertige s'empara d'elle devant l'abîme que Gilles, avec une cruauté calculée, ouvrait sous ses pieds. Elle comprenait maintenant toute l'étendue de la machination ourdie par La Trémoille. Il avait savamment mené sa barque, circonvenu le Roi jusqu'à lui faire éloigner, exiler ses plus fidèles serviteurs, les plus sûrs soutiens du royaume contre l'Anglais : le connétable de Riche- mont et la reine Yolande, mère de sa femme. Et le triste Charles VII, oublieux des services rendus, de ses villes reconquises, du sacre de Reims, était retombé, avec joie sans doute, dans le piège de la vie facile et des plaisirs douteux.