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Catherine n'avait aucun moyen de savoir l'heure qu'il était. Le sablier s'était écoulé depuis longtemps sans qu'elle songeât à le retourner et la seule horloge était dans la grande salle. La chapelle avait peut-être sonné quelque chose, mais, du fond de son chagrin, elle n'avait rien entendu. Pourtant, elle était décidée à tenter sa chance coûte que coûte !

Remerciant mentalement le ciel de ce que Sillé eût oublié de refermer sa prison, Catherine rentra dans sa chambre, s'enveloppant de sa grande mante, et prit sa chandelle. Son ombre se découpa, immense, sur le mur du couloir quand elle franchit la porte. Dans le silence, le bruit de ses pas, qu'elle ne cherchait pas à étouffer, éveilla des échos vides.

Calmement, forte d'une inébranlable décision, elle se dirigea vers l'escalier. Il lui fallait traverser une bonne moitié du château pour atteindre les appartements de Gilles, mais quelque chose lui disait qu'aucun obstacle ne se dresserait devant elle. Tout autour, la nuit était profonde. Dans cette aile, il ne devait y avoir personne, mais, en atteignant la galerie, elle put embrasser du regard une grande partie du pourtour de la grande cour. Aucune lumière, nulle part, n'apparaissait.

Seule, sous la voûte que quadrillait la herse baissée, une torche diffusait une lumière rougeâtre et pauvre, faible comme un feu follet.

Elle parcourut la galerie, la grande salle, s'engagea dans l'escalier à vis qui menait chez Gilles sans rencontrer âme qui vive. Parfois, tout de même, derrière une porte, s'élevait un ronflement qui ôtait au décor nocturne son côté ensorcelé.

Mais, à mesure qu'elle montait, des bruits étranges peuplaient la nuit, étouffés cependant par l'épaisseur des murs, des résonances humaines difficiles à déceler : des rires peut-être... ou bien des râles ?

Dans la tourelle, quelques pots à feu brûlaient encore, invisibles du dehors. Catherine posa sa chandelle sur une marche et poursuivit son ascension. Mais, comme elle allait prendre pied dans le corridor qui menait chez Gilles, une silhouette noire et courbée jaillit de l'obscurité. Elle se rejeta en arrière avec un cri étouffé, mais elle n'avait plus le moyen de se cacher. Le vieux Jean de Craon était devant elle.

A le voir cligner des yeux dans la lumière diffuse de l'escalier, elle songea qu'il ressemblait plus que jamais à un hibou déniché. Mais elle ne s'expliqua pas l'effroi qui semblait le posséder... Il la regarda sans surprise, comme si sa présence en ce lieu, à cette heure, était toute naturelle. Il s'appuya à la muraille, respirant difficilement. Elle le vit porter une main tremblante à son col, tirer dessus pour en desserrer l'étreinte. Il avait l'air d'étouffer et fermait les yeux.

— Seigneur, chuchota-t-elle, vous êtes souffrant ?

Les épaisses paupières plissées battirent. Au comble

de la stupeur, Catherine vit une larme rouler le long du grand nez courbe. Dans le regard toujours si dur de Jean de Craon, il y avait du désespoir et aussi une sorte de désarroi presque enfantin. Elle se pencha vers lui, le toucha à l'épaule.

— Puis-je quelque chose pour vous ?

La voix de Catherine parut enfin percer l'état de semi-somnambulisme dans lequel le vieux sire se mouvait. Il la regarda et un peu de vie revint dans ses yeux.

— Venez !... chuchota-t-il, ne restez pas ici !

— Mais il faut que je reste. Je veux voir votre petit- fils et...

— Voir Gilles ! Voir ce... Non, venez, venez vite, vous êtes en danger...

Sa main sèche et noueuse agrippa le bras de Catherine, l'entraînant irrésistiblement. Cette main tremblait, mais soudain il la lâcha, appuya sa tête au mur et se mit à vomir. Le visage ridé avait pris une teinte verdâtre dont Catherine s'épouvanta.

— Vous êtes malade, très malade, Seigneur ! Laissez-moi appeler.

— Surtout... n'en faites rien ! Merci de votre pitié, mais venez... venez !

La voix n'était qu'un souffle et se brisait, mais déjà Jean de Craon s'était ressaisi et continuait à descendre. Parvenu à l'étage inférieur, il s'arrêta, regarda en haut comme s'il craignait de voir paraître quelque silhouette inquiétante, puis reporta sur la jeune femme tremblante ses yeux vacillants.

— Dame Catherine, murmura-t-il, je vous demande de ne pas me poser de questions. Le hasard... et aussi la curiosité m'ont poussé à surprendre le secret des nuits de mon... de Gilles. C'est un secret d'horreur. En un instant, j'ai vu crouler à mes pieds tout ce qui avait été ma vie, tout ce à quoi je croyais. Il ne me reste plus qu'à prier Dieu de me vouloir bien accueillir en son sein avant qu'il soit longtemps. Je suis...

Il s'arrêta, cherchant le souffle qui lui manquait. Il acheva enfin, avec une infinie tristesse :

— Je suis un vieil homme maintenant et ma vie n'a pas toujours été exemplaire, loin de là. Pourtant... je ne croyais pas avoir mérité cela. Cette...

Sa figure anguleuse s'empourpra soudain sous la poussée d'une colère qui ne voulait pas sortir. Catherine hocha la tête et dit. tout doucement :

— Seigneur... je ne veux pas percer les secrets des vôtres. Mais j'ai une vie humaine à défendre. Demain à l'aube...

— Quoi donc ? fit Craon d'un air égaré. Ah... votre servante ?

— Oui, je vous en prie...

Elle s'appuya à la muraille, vidée soudain de ses forces, les yeux remplis de larmes.

— Pour la sauver, j'entrerais chez Satan lui-même, balbutia-t-elle.

— Gilles est pire que Satan !...

Du visage pâlissant de Catherine, le regard du vieux sire glissa à sa taille déformée, s'y attacha comme s'il découvrait subitement l'état de la jeune femme. Et, dans ses yeux, elle revit l'effroi de tout à l'heure.

— C'est vrai, dit-il, vous allez être mère... Vous portez un enfant en vous ! Un enfant... Mon Dieu !

Brusquement, il l'agrippa aux épaules, approcha du sien son visage crispé d'angoisse et souffla :

— Dame Catherine... Il ne faut pas que vous restiez dans ce château. C'est un lieu maudit. Il faut que vous partiez...

vite... cette nuit même !

Ranimée, soudain, elle le regarda avec stupeur.

— Comment le pourrai-je ? Je suis prisonnière...

— Non, moi je vais vous faire sortir... tout de suite ! Qu'au moins je vous sauve, vous... qu'au moins il y ait dans ma vie cette bonne action.

— Je ne partirai pas sans Sara...

— Allez vous préparer. Je vais la chercher. Faites vite, puis descendez et attendez-moi près de la porterie.

Il avait déjà un pied sur la marche inférieure pour descendre au rez-de-chaussée quand Catherine le retint.

— Mais, dit-elle, monseigneur Gilles ? Que dira- t-il ? N'aurez-vous pas à craindre...

Soudain, le vieux Craon redevint en une seconde le seigneur hautain et dur qu'elle avait connu.

— Rien ! coupa-t-il. Si bas que soit tombé le sire de Rais, je suis toujours son grand-père ! Il n'osera pas ! Allons, pressez-vous ! Il faut qu'à l'aube vous soyez hors d'atteinte.