— J'aime les nuits noires, tu devrais le savoir, Martin, répondit le vieux sire.
Le vent, venu de la Loire, se levait et Catherine l'aspira à longs traits. Il faisait plus froid que dans l'enceinte du château, mais cela sentait bon la campagne mouillée et surtout la liberté. Entraînant Sara qu'elle sentait trembler à son bras, elle dévala le chemin du village jusqu'à ce qu'elles ne fussent plus visibles du château. Le bruit paisible des sabots des chevaux résonnait d'une façon rassurante derrière elles, se rapprochant. Les deux femmes s'arrêtèrent à l'ombre du chevet de l'église, derrière un arc-boutant où, peu après, le vieux seigneur les rejoignit. Il sauta à terre.
— Il faut faire vite maintenant. Quelqu'un pourrait nous voir. Tenez, dame Catherine, je vous ai amené Morgane. J'ai cru remarquer que vous vous entendiez bien avec elle... et puis ce sera comme un présent d'adieu. C'est une bonne bête, solide et sûre. Maintenant, allez votre chemin et que Dieu vous garde !
A la lumière incertaine de la nuit, Catherine pouvait deviner les traits figés de Craon. Sa haute silhouette penchée la dominait et le vent faisait voltiger le pan de son chaperon. Elle murmura :
— J'ai peur pour vous, Seigneur. Quand « il » saura...
— Je vous ai déjà dit que je n'avais rien à craindre de lui. Et puis... quand bien même il s'en prendrait à moi. Je ne désire plus qu'une seule chose : le repos éternel... en souhaitant qu'il apporte l'oubli.
Il y avait tant de désespoir dans sa voix que Catherine, oubliant ses rancunes passées, ne put s'empêcher de murmurer :
— Je ne sais pas ce qui est advenu cette nuit, Messire, mais je voudrais pouvoir quelque chose...
— Rien ! Personne ne peut rien ! Ce que j'ai vu dans la chambre de Gilles dépasse en horreur tout ce qui se peut imaginer. Je suis un vieux guerrier, dame Catherine, et n'ai jamais été sensible, mais cette scène diabolique... ces hommes ivres et déchaînés, cette orgie dont le centre...
Il retint encore un instant les mots qui se pressaient sur ses lèvres comme si leur son même l'épouvantait, puis :
— ... dont le centre était un enfant... un jeune garçon éventré dans le sang duquel Gilles se vautrait, assouvissant un monstrueux désir ! Voilà ce qu'est celui dont j'ai cru faire un homme, un guerrier ! Voilà ce qu'est Gilles de Rais qui eut droit d'entrer à cheval dans la cathédrale de Reims pour escorter la Sainte Ampoule ! Voilà ce qu'est mon petit-fils... un monstre vomi par l'enfer et promis à la damnation ! Mon petit- fils... le dernier de ma race !
Le sanglot qui brisa la voix du vieux seigneur bouleversa Catherine. Pétrifiée d'horreur, elle écoutait mourir en elle l'écho de la révélation. Cet homme dont le seul crime réel avait été son amour insensé pour son petit-fils ne se relèverait jamais, elle le sentait, de cet écrasement. Elle le vit porter ses poings à ses yeux, les essuyer, mais, avant qu'elle ait pu proférer une parole, il continuait, la voix rauque :
— Vous comprenez maintenant pourquoi je ne veux pas qu'un enfant voie le jour dans cette demeure maudite et déshonorée. Un Montsalvy ne doit pas naître sur un fumier !... Allez-vous-en, maintenant, Madame, partez vite... Mais jurez-moi de ne jamais révéler à quiconque ce que je vous ai confié pour ma honte !
Catherine saisit la main ridée du vieil homme et la porta à ses lèvres. Elle était moite de larmes, mais, entre les siennes, elle la sentit frémir.
Je le jure ! dit-elle. Nul ne saura jamais ! Merci pour moi, pour Sara et aussi pour mon enfant qui, grâce à vous, naîtra libre. Je n'oublierai pas !
Il l'interrompit d'un geste brusque.
— Si ! justement ! Il faut oublier... nous oublier au plus vite-! Notre maison est désormais maudite et s'en va vers son déclin. Vous, dame Catherine, il vous faut suivre votre chemin qui s'écarte du nôtre à tout jamais. Tâchez d'être heureuse!
Avant qu'elle ait pu répondre, Jean de Craon s'était fondu dans la nuit. Les deux femmes frissonnantes perçurent le bruit léger de ses pas qui s'éloignaient vers la forêt. Auprès d'elles, les chevaux grattaient la terre d'un sabot impatient.
Catherine crispa sa main sur la bague qu'elle avait passée à son index droit comme pour y chercher le courage de franchir le pont gardé. Elle leva la tête vers le ciel où couraient les nuages. Le cri lugubre d'un engoulevent éveilla les échos endormis. Elle fixa son ballot à la selle de Morgane dont elle flatta doucement l'encolure et qui hennit sous sa caresse.
— Là... là... ma belle ! Nous allons partir tout de suite... Reste tranquille !
Pour Sara, le vieux sire avait choisi un cheval paisible et vigoureux, capable de porter aisément le poids déjà respectable de la bohémienne. C'était une brave bête sans malice et douée d'une grande placidité qui répondait au nom sans éclat de Rustaud. La mauvaise jambe du vieux Craon expliquait largement, aux yeux du gardien d'écurie, le choix de cet animal, robuste mais dépourvu du prestige des fougueux destriers.
Non sans peine, Catherine, qui commençait à sentir sa fatigue, parvint à hisser Sara sur Rustaud puis escalada Morgane qui faisait décidément preuve, cette nuit- là, d'une exceptionnelle bonne humeur.
— Ça va ? demanda-t-elle tout bas à Sara.
— Ça va, répondit l'autre, mais j'ai hâte d'être de l'autre côté de l'eau...
Lentement, au pas de leur monture, elles quittèrent l'abri de l'église, descendant vers le fleuve. La nuit tirait à sa fin et, bien que le jour fût encore assez éloigné, bientôt, la cloche de l'église s'ébranlerait pour appeler les fidèles à l'office nocturne qui marque le début du jour des Trépassés. Mais déjà la tourelle de garde du pont était là. Hardiment, Catherine poussa Morgane jusqu'à la chaîne, tendue pour la nuit, et appela :
— Holà ! L'homme de garde !
A l'intérieur, il y eut un grognement de mauvaise humeur. Puis la porte s'ouvrit libérant la lueur d'une grosse chandelle au poing d'un soldat mal réveillé qui considéra Catherine avec des yeux clignotants.
— Ouvre ! ordonna-t-elle. Je dois passer ! Ordre de monseigneur Jean de Craon !
L'air froid, sans doute, avait suffisamment réveillé l'homme pour qu'il examinât Catherine avec plus d'attention.
— Qu'est-ce que monseigneur Jean peut bien envoyer faire à une femme de l'autre côté de ce pont ? Qui êtes-vous ? Et l'autre, là, qui c'est ? Votre suivante ?
— Cela ne te regarde pas, maraud ! Je t'ai dit d'ouvrir, ouvre ! Regarde ceci, puisque tu ne me crois pas, et souviens-toi que chaque minute de retard apportée à mon voyage se traduira sur ton dos en coups d'étrivière.
D'un geste hautain, elle mit sa main droite sous le nez de l'homme afin qu'il pût bien voir le cachet de sardoine. Confus, il recula, enfonça son casque sur sa tête et se hâta d'aller soulever la chaîne.
— Excusez, noble dame, mais vous comprendrez que je suis obligé à quelque méfiance. Mon poste est un poste de confiance et...
— Je sais. Bonne nuit à toi !
Elle passa, Sara sur ses talons. Les planches du pont résonnèrent, sous les petits sabots de Morgane, mais le bras de Loire n'était pas large et, bientôt, ce fut la terre dure d'un chemin qu'ils foulèrent allègrement.
La poitrine de Catherine se dégonfla d'un énorme soupir.
— Plus vite !... Il nous faut aller plus vite, dit-elle en mettant sa jument au trot.
La langue de terre qui s'allongeait entre les deux bras du fleuve fut rapidement franchie et, bientôt, on fut au bac du passeur qui, seul, assurait la liaison avec le port de Montjean, à travers la plus large partie de la Loire. Une cabane en rondins servait d'abri au nautonier, édifiée sur la prairie en haut de la grève. Catherine constata avec plaisir que la grande barque plate était tout justement amarrée de ce côté-là. Entrer dans la cabane, éveiller le bonhomme, fut l'affaire d'un instant.
— Vite ! dit-elle. Il nous faut passer, ma servante, mes chevaux et moi. Je dois voir le sénéchal de Montjean, Martin Berlot, le plus vite possible.