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— Cela va mieux ! dit-elle.

— J'en suis heureux. Mettez cela, maintenant. Ensuite, nous mangerons.

Il offrait quelque chose de sombre et de lourd. En tendant la main, Catherine toucha une étoffe grossière qu'elle déploya sans comprendre.

— Qu'est-ce que c'est ?

Gauthier eut un sourire féroce qui fit étinceler ses dents blanches et briller ses yeux.

— Un froc de moine. J'en ai un autre pour Sara. Une chance que j'aie rencontré ces deux frères mendiants avant qu'ils entrent au village !

Catherine se sentit pâlir. Elle se souvint avec terreur de l'étrange religion de son compagnon. Gauthier était païen. Pour lui, ni Dieu ni ses serviteurs ne représentaient quoi que ce soit. Une pensée terrible la traversa et elle laissa tomber la robe. Le Normand se mit à rire, ramassa l'objet et de nouveau le lui tendit.

— Non, je ne les ai pas tués, rassurez-vous ! Seulement un tout petit peu assommés et abandonnés dans un coin tranquille. Ils n'auront sûrement qu'une hâte, celle de rentrer à leur couvent, et ne se présenteront en aucun cas au village.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que je ne leur ai rien laissé sur le dos. Ils sont aussi nus qu'un poisson au sortir de la rivière, acheva Gauthier avec tant de sérieux que Catherine ne put s'empêcher de rire.

Sans plus discuter, elle enfila la longue et épaisse robe brune, serra la corde autour de sa taille. Le Normand la regardait faire d'un air approbateur.

— Vous avez l'air ainsi d'un moinillon rondouillard ! commenta-t-il avant de s'éloigner vers les chevaux.

Tandis que Sara et Catherine se restauraient en dévorant la poule qu'il avait dû voler dans quelque ferme, il se livra sur Morgane indignée à une opération qui était tout juste le contraire d'une toilette. Il enduisit soigneusement de la boue grasse d'un ruisseau qui coulait tout auprès une bonne partie du corps de l'animal qui, d'ailleurs, avait quelque peu perdu de sa blancheur initiale grâce à la poussière et aux éclaboussures fangeuses des chemins. Figée d'horreur devant une telle injure, la petite jument le laissait faire. Elle se trouva bientôt transformée en un curieux animal sans couleur définie, tirant à la fois sur le jaune et sur le gris sale.

Espérons qu'il ne pleuvra pas trop et que ça tiendra jusqu'au bout, dit le Normand en se reculant pour mieux juger de l'effet produit à la manière d'un peintre qui contemple son œuvre. Catherine, amusée, pensa que son prestigieux ami Van Eyck faisait exactement cette figure quand il regardait, tête penchée, yeux clignés et tous les traits contractés, l'une de ces merveilleuses Vierges pour lesquelles, si souvent, elle avait servi de modèle.

Ceci fait, Gauthier dévora le reste du poulet, but un coup d'eau claire et empoigna Catherine pour la remettre en selle.

— Allons, mon révérend Père, reprenons notre chemin ! dit-il gaiement. Le Diable lui-même ne pourrait pas vous reconnaître ainsi attifée ! Et quand je dis le Diable, je pense messire Gilles de Rais, le seigneur à la Barbe Bleue !

Le soir tombait. Les notes grêles de l'angélus leur parvinrent, portées sur la cime des arbres. Le poids de terreur qui avait écrasé le cœur et le souffle de Catherine s'envolait progressivement. La robe du moine sentait terriblement la sueur et la crasse, mais elle était chaude et tellement épaisse qu'il fallait sans doute une pluie torrentielle pour parvenir à la transpercer. Catherine put d'ailleurs s'en convaincre car, au moment où les trois voyageurs sortaient des fourrés, quelques gouttes se mirent à tomber du ciel noir. Elle baissa le capuchon. Il engloutissait facilement sa tête et son visage jusqu'au menton, puis elle retroussa les manches trop longues qui la gênaient. Elle se sentait là- dedans comme l'escargot dans sa coquille, protégée sinon invisible.

— Seigneur ! marmotta-t-elle tout bas, pardonnez à Gauthier l'affreux sacrilège qu'il a commis en s'emparant des robes de vos saints moines. Considérez seulement qu'il a voulu sauver nos vies menacées et... et faites que vos serviteurs ne prennent pas froid dans la campagne avec cette pluie qui vient.

Après quoi, l'âme en paix, elle mit Morgane au trot et rattrapa Gauthier qui avait déjà pris de l'avance.

Le dernier coup de vêpres sonnait à la tour romane de l'église Saint-Pierre-le-Guillard et le jour était presque complètement éteint quand Catherine, Sara et Gauthier parvinrent enfin au but de leur voyage. Devant eux, à l'angle de la rue d'Auron et de la rue des Armuriers, se dressait la maison de Jacques Cœur. Une grande maison faite de trois corps de bâtiments sous trois toits pointus. Le magasin tenait tout le rez- de-chaussée de l'angle, mais les volets de chêne, noircis par le temps, étaient déjà mis. La rue était obscure car, depuis la porte d'Auron, un seul pot à feu brûlait devant une statue de saint Ursin.

Le cœur de Catherine cognait encore de l'angoisse qui l'avait serré en passant le corps de garde, à la porte de la ville. Sur les murailles claquait l'étendard royal, preuve que le roi Charles VII et par conséquent La Trémoille étaient dans la cité.

De plus, elle avait assez longtemps séjourné à Bourges pour risquer d'être reconnue. Mais, pour franchir le lacis de ruisseaux et de marais qui précédait immédiatement les anciens avant-postes gallo-romains, pour avoir le courage d'avancer jusqu'aux tours de la porte Ornoise, elle avait tiré son capuchon de moine sur son visage jusqu'à ne plus avoir dans son champ de vision que les oreilles de Morgane. Elle mourait de peur d'échouer en arrivant au but et sa main serrait convulsivement" sous la bure de sa robe, le reliquaire de saint Jacques... Crainte vaine, d'ailleurs : soit fatigue, soit indifférence, soit désir de regagner au plus vite le corps de garde bien chauffé et d'oublier ce crépuscule chargé de brume, les soldats n'avaient pas prêté attention à ces deux moines escortés d'un paysan qui leur avaient déclaré se rendre au couvent des Jacobins. Mais il était temps ! A peine eurent-ils franchi la porte que Catherine et ses compagnons entendirent le tintamarre du pont-levis que l'on relevait. La ville fermait ses portes pour la nuit...

Dans la rue qui remontait vers la masse orgueilleuse du palais royal, il n'y avait que peu de monde. Les trois voyageurs étaient passés inaperçus des quelques ménagères attardées et des deux ou trois bourgeois qui achevaient de traiter quelque affaire au seuil d'une boutique. Par prudence, cependant, Catherine fit arrêter les chevaux à distance du magasin tout en le désignant du menton à Gauthier.

— C'est là ! dit-elle.

— Mais la maison est fermée !

— Le magasin, sans doute, car il est tard, mais il y a de la lumière aux étages. Le couvre-feu n'est pas encore sonné.

D'ailleurs, il me semble voir filtrer sous la porte un rayon lumineux.

Comme pour lui donner raison, la porte s'ouvrit à cet instant précis, libérant la lumière jaune qui coula jusqu'au milieu de la rue. Deux hommes portant de longues houppelandes fourrées parurent sur le seuil. L'un était grand et mince, l'autre petit et replet, mais Catherine reconnut aussitôt le premier dont le profil net se détachait vigoureusement sur l'intérieur éclairé.

— Maître Cœur ! souffla-t-elle à Gauthier. Le plus grand !

Tout en parlant, elle se laissait glisser à bas de sa monture et s'approchait doucement, en prenant bien soin de rester dans l'ombre épaisse des maisons. Sur le seuil, le pelletier prenait congé de son visiteur.

— C'est donc entendu. Je vous ferai porter dès demain ces dix peaux de vair de Mongolie, maître Lallemand. Ce seront les dernières que je pourrai vous fournir avant longtemps. Dieu sait dans combien de temps les Vénitiens pourront nous en faire passer !

Le petit gros répondit quelque chose que Catherine ne comprit pas, toucha son chaperon de drap noir et s'éloigna par la rue des Armuriers. Catherine, alors, prit son courage à deux mains et, sans réfléchir davantage, presque sans respirer, se jeta en avant. Elle arrêta le pelletier comme il allait rentrer.