— Fasse le ciel qu'il arrive à temps... et qu'il ne soit rien advenu de vraiment mauvais à mon seigneur...
Elle fixa un instant, dans le miroir d'étain poli accroché au mur de la chambre, son image avec des yeux gros de larmes, puis se retourna vers Sara.
— Finissons-en très vite avec cette toilette. Je voudrais aller à l'église, prier.
— En plein jour ? Tu n'y songes pas. Maître Cœur recommande bien que tu ne sortes pas à la lumière. Trop de gens pourraient te reconnaître.
— C'est vrai, fit Catherine tristement. J'oubliais que, dans une certaine mesure, je suis encore prisonnière.
Dans la chambre à côté, les voix d'enfants entamaient une nouvelle chanson, mais, cette fois, une profonde voix masculine s'y joignait. Une autre s'en mêla bientôt, si grave qu'elle faisait penser à un gros bourdon de cathédrale. Mais un gros bourdon qui chanterait faux.
— Seigneur ! fit Catherine. Qu'est-ce que cela ?
— Gauthier, répondit Sara en riant. Il a fait la conquête des enfants de la maison et il va souvent les rejoindre quand ils sont avec leur précepteur.
— Peste ! Un précepteur ? Je n'aurais jamais supposé nos amis avec un train semblable.
— À vrai dire, fit Sara en s'emparant d'un peigne et en commençant à démêler les cheveux de Catherine, c'est un assez curieux précepteur. Un homme des plus casaniers qui ne sort jamais de sa chambre et ne va respirer au jardin qu'à la nuit close.
— Veux-tu dire par là que je ne suis pas la seule à avoir cherché refuge ici ?
— Oh que non ! On dirait que maître Cœur s'est donné pour tâche de recueillir ceux que poursuit la vindicte du sire de La Trémoille. Sa maison est la plus étrange qui soit. Ainsi, ce fameux précepteur n'est autre que maître Alain Charrier en personne. La Trémoille n'apprécie pas son « Chant de la Délivrance » écrit en l'honneur de Jehanne et l'a fait proscrire.
— Ainsi, pour déplaire, il faut seulement chanter les louanges de la Pucelle ?
— Ou avoir été de ses fidèles. Tant que le gros favori sera en vie, ou en puissance, il n'y aura de sûreté pour aucun de ceux qui la regrettent et proclament hautement qu'elle était sainte et noble fille. Les capitaines seuls échappent, à cause de leurs troupes. Et encore ! En face, chez messire de Léodepart, tu verras frère Jean Pasquerel, l'aumônier de Jehanne, et aussi Imerguet, son page, qui se cachent en attendant des jours meilleurs. D'autres sont dans les fermes qui leur appartiennent.
Catherine était abasourdie. Que Jacques Cœur ait fait de sa demeure et de celle de son beau-père un foyer de résistance au favori n'avait rien, cependant, qui, parût la surprendre. L'homme avait assez de hauteur d'esprit et assez d'audace pour cela, mais, ce qui la stupéfiait, c'était l'aplomb qu'il déployait. Garder tout ce monde à Bourges même, sous les yeux de La Trémoille, à deux pas du palais royal, c'était faire preuve d'un courage peu ordinaire. Mais, apparemment, Jacques Cœur n'en manquait pas...
Au temps où elle servait Marie d'Anjou, Catherine n'avait rencontré maître Alain Charrier que deux ou trois fois. A cette époque il suivait partout Charles VII dont il était le secrétaire et le poète. C'était un homme aimable et bien élevé, mais auquel sa vie de cour et son poste auprès du Roi avaient valu quelques succès féminins et qui, de ce fait, se croyait irrésistible. En retrouvant Catherine autour de la table familiale des Cœur, il lui jeta un regard lourd de signification.
— Je savais bien, dit-il, que le ciel ne m'abandonnerait pas tout à fait et qu'il enverrait une douce présence féminine pour m'aider à supporter l'exil ! Dans une pareille situation mon cœur était vide et vous attendait ! L'un auprès de l'autre, nous saurons nous créer un doux jardin secret, un plaisant lieu solitaire.
— Y aura-t-il aussi un doux ventelet, dans votre lieu solitaire, Messire ? demanda la voix naïve du petit Geoffroy, cinq ans, le dernier des enfants Cœur.
Le poète lui dédia un regard sévère sous ses épais sourcils grisonnants.
— Il est bon de se souvenir des beaux vers, maître Geoffroy, gronda-t-il, mais il n'est pas bon qu'un enfant parle devant de grandes personnes.
Geoffroy devint très rouge et baissa le nez vers son écuelle, tandis que le reste de la famille retenait mal une envie de rire. Catherine reçut en plein visage le regard du maître de maison, pétillant de gaieté, tandis que Macée, constatant l'air offensé avec lequel le poète examinait chaque visage l'un après l'autre, s'emparait d'un plat de carpes à l'étouffée et se hâtait de le lui présenter. Chartier était susceptible, mais il était encore plus gourmand et les carpes sentaient bon. Il s'en servit une large portion et sembla récupérer sa bonne humeur. Attendrie, Catherine se dit qu'il lui rappelait son oncle Mathieu.
— Vous ne mangez rien, Catherine ? reprocha Macée avec un sourire. Êtes-vous encore souffrante ?
— Dame Catherine s'étonne de sa chance ! intervint le poète en abandonnant momentanément sa carpe. Elle ne peut détacher son regard de l'homme inspiré que Dieu a mis sur son chemin...
Il s'apprêtait à discourir et, peut-être, Catherine se fût-elle laissée aller au plaisir de ce moment de détente si, à ce moment précis, des cris n'avaient éclaté dans la rue, mêlés au cliquetis des armes et au claquement des sabots des chevaux. Tout de suite, Jacques Cœur fut debout et courut vers son réduit. Cet homme avait des nerfs d'acier et paraissait toujours sur la défensive. Catherine se lança derrière lui tandis que Macée, compatissante, tapait dans le dos du poète qui, dans son émoi, avait avalé une arête et s'étranglait.
Des fenêtres en surplomb du cabinet, le regard prenait la rue d'Auron en enfilade. Elle était pleine d'archers commandés par un officier à cheval. Plusieurs d'entre eux, au coude à coude, lancés en travers, barraient la rue, sur deux rangs, tandis que d'autres enfonçaient la porte d'une maison située à trois portes de celle des Cœur. Jacques fronça les sourcils.
— C'est chez l'éperonnier Naudin. Je me demande si...
Il n'acheva pas. Par ailleurs le drame fut bref. Au bout de quelques minutes, les archers qui étaient entrés dans la maison en ressortirent, poussant devant eux, à coups de bois de lance, trois hommes, l'un âgé et deux plus jeunes. Celui qui venait en dernier se débattait comme un démon, jouant des pieds, de la tête et des coudes, essayant de rejeter les deux hommes qui le maintenaient. Catherine, hypnotisée, regardait.
— Qu'est-ce que cela veut dire ? balbutia-t-elle.
— Que Naudin cachait dans sa maison un cousin de sa femme qui a eu le tort de refuser au Grand Chambellan une terre dont il avait envie... et que quelqu'un les a dénoncés. Quelle misère ! La Trémoille pille, vole, tue et le Roi laisse faire.
Avec une violence dont il ne fut pas maître, le pelletier saisit sur la table un fragile vase de terre bleu qu'il jeta à terre où il éclata en mille parcelles azurées.
— Mais moi, je vous fais courir un danger semblable ! fit Catherine d'une voix blanche. Qui dit que, demain, vous ne serez pas dénoncé ?
— C'est possible ! riposta Cœur fermement, mais je refuse de me laisser intimider. Ce que le chambellan reproche le plus à Naudin, c'est d'avoir soutenu, aimé et admiré la Pucelle. C'est d'avoir osé dire hautement que c'était grand malheur et grand péché de l'avoir si lâchement abandonnée. Tous ceux qui parlent ainsi sont en danger. Même une femme de bien comme Marguerite La Thouroulde, chez qui Jehanne logeait, n'est plus en sûreté. Le favori veut extirper du royaume tout ce qui, de près ou de loin, peut rappeler la Pucelle. Il l'a toujours combattue, et il faut qu'il obtienne raison contre elle par-delà la mort ! Et cela, à un moment où plus que jamais le royaume aurait besoin de paix. L'argent est rare, les cultures inexistantes, le commerce mort. Les grandes foires n'existent plus, les marchandises évitent la France et vont de Venise à Bruges en passant par la Bavière et les États allemands. Et le peu qui reste se dirige inexorablement vers les coffres de La Trémoille.