Выбрать главу

— Sang du Christ ! gronda-t-il.

À deux mains il saisit la tête de son ami, l'obligea à ouvrir la bouche, regarda à l'intérieur, puis la lâcha avec un soupir de soulagement :

— J'ai eu peur, balbutia-t-il. J'ai cru qu'on lui avait coupé la langue.

Une exclamation d'horreur de Catherine lui répondit, mais la jeune femme ne le regardait pas. Lentement, elle passait sa main devant les yeux grands ouverts de son ami, puis releva sur Xaintrailles un regard qui s'affolait.

— On dirait... qu'il ne voit rien ! Ses yeux ne bougent même pas quand ma main s'approche.

— Je sais, répondit le capitaine sombrement. J'avais déjà eu cette impression plusieurs fois durant le trajet. Mais..., se hâta-t-il d'ajouter en voyant les larmes jaillir des prunelles violettes de la jeune femme, il ne faut pas vous affoler, ma mie.

Cela peut venir de l'état d'inconscience où il est. Il faut attendre un médecin.

Le bain dura un long moment. Peu à peu, l'eau moirée d'huile se polluait. La boue grasse, les fragments de tissu effiloché, la vermine abandonnaient le corps dont la peau, enfin, retrouvait une couleur plus humaine. Sur la poitrine et sur le dos apparaissaient clairement de longues raies tuméfiées où le sang perlait de nouveau.

— Que lui a-t-on fait ? demanda la vieille Mahaut, en jetant à Xaintrailles un coup d'œil accusateur.

Celui-ci détourna la tête, moucha d'une main mal assurée une chandelle qui fumait.

— Le fouet ! Plusieurs fois... répondit-il d'une voix rauque. La belle de La Trémoille sait se venger quand on la dédaigne. On l'a traité pire qu'une bête... et vous voyez le résultat de sa fidélité à son amour !

Catherine grinça des dents. D'un geste furieux, elle rejeta en arrière une mèche de cheveux qui lui tombait sur la joue et regarda Xaintrailles avec des yeux flambants.

— Elle me le paiera ! gronda-t-elle. Elle me paiera tout cela tôt ou tard, toutes ses souffrances à lui, toutes mes douleurs à moi ! Elle me les paiera au poids du sang et des larmes.

Elle tremblait comme une feuille, agenouillée auprès du baquet, les genoux dans une flaque d'eau et les mains agrippées au drap dont on l'avait garni pour que le bois rugueux ne blessât pas Arnaud. Doucement, Xaintrailles la releva et, un instant, la tint serrée contre lui, l'enveloppant de sa chaleur rassurante, comme s'il cherchait à lui communiquer sa propre force vitale.

— Laissez Montsalvy reprendre des forces, dit-il gravement. Il a toujours su régler ses comptes, vous devriez en savoir quelque chose. Il est des femmes qu'il faut combattre en homme !

Le nez dans la futaine déchirée du capitaine, Catherine renifla puis hoqueta, d'une toute petite voix qui donnait la mesure de son découragement :

— Mais vous voyez bien qu'il n'est plus que l'ombre de lui-même...

— Vous n'en croyez rien... et moi non plus ! J'ai vu si souvent Arnaud à moitié mort, comme mes autres camarades d'ailleurs, que je ne le croirai à jamais détruit que lorsque je le verrai froid et roide. Et encore !

On venait de remettre Arnaud dûment séché dans son lit quand Jacques Cœur revint et annonça que le médecin arrivait.

Gauthier et deux valets emportaient le baquet plein d'eau sale et, maintenant qu'on l'avait couché dans les draps de lin blanc, la tragique maigreur du jeune homme ressortait plus que jamais. Dans le bain, Xaintrailles avait lui-même rasé son ami, restituant un visage hâve aux méplats creusés dont la chair réduite à fort peu de chose révélait l'ossature parfaite et accusait les minces cicatrices, traces d'anciens coups d'épée.

Il semblait ainsi plus jeune et, dans cette immobilité qui le faisait si semblable à quelque gisant de pierre, plus émouvant et plus désarmé. Sur la toile de fond de sa mémoire, Catherine, les yeux brouillés de larmes, revoyait le chevalier blessé de la route de Flandres. Ce soir-là, aussi, il était inerte et abattu, mais en pleine force, mais en pleine puissance. On sentait que, dans cette chair blessée, la vie bouillonnait et qu'au sortir de l'inconscience le guerrier reprendrait ses droits.

L'Arnaud de ce soir semblait dormir d'un sommeil qui n'aurait pas de fin... et Catherine, désespérée, eût donné toutes les années qui pouvaient lui rester à vivre pour qu'il ouvrît les yeux et qu'il lui sourît.

L'entrée d'un nouveau personnage la tira de sa douloureuse contemplation. Non sans peine, car elle s'était si bien enfermée dans son navrant tête-à-tête que tous les autres assistants avaient disparu pour elle. À peine était-elle consciente de la silhouette rigide de Sara, assise au pied du lit, le dos contre une colonne, et du souffle rapide de Xaintrailles derrière son dos. Mais le nouveau venu avait de quoi éveiller l'attention la plus flottante. Long, maigre et un peu voûté, il avait un visage étroit et jaune sur lequel tranchaient d'épaisses lèvres rouges, un long nez en bec d'aigle et de petits yeux profondément enfoncés sous des sourcils

charbonneux. De longs cheveux bizarrement tressés en cadenettes tombaient sur les épaules maigres du personnage et rejoignaient une barbe noire qui semblait faite de copeaux d'ébène. Une robe noire élimée flottait autour de son corps et, sur cette robe, se détachait sinistre une rouelle jaune, à laquelle s'attacha, stupéfait, le regard de Catherine. Ce regard, le nouveau venu l'intercepta et eut un rire sec.

— Les enfants d'Israël vous font-ils peur, Madame ? Je jure n'avoir jamais fait mourir, ni réduire en poudre aucun petit enfant, si c'est là votre crainte...

La voix grave de Jacques Cœur s'éleva derrière lui avant que Catherine ait pu répondre :

— Rabbi Moshe ben Yehuda est le plus savant médecin de la ville. Il a étudié à l'université de Montpellier, dit le pelletier, nul ne saurait mieux que lui soigner mon hôte. Bien des fois, en ce qui me concerne, j'ai fait appel à lui car il est habile et sage.

— N'y a-t-il donc, en cette ville, aucun médecin chrétien ? intervint Xaintrailles avec une légère grimace. J'avais entendu que maître Aubert...

— Maître Aubert est un âne qui tuera votre ami plus sûrement que les bourreaux de La Trémoille. Après la médecine arabe, la science hébraïque est la plus puissante de notre temps. Elle a pris ses racines à Salerne où exerçait la fameuse Trotula.

Tandis que Jacques parlait, Moshe ben Yehuda, avec un haussement d'épaules, s'était approché du lit et considérait le malade avec des prunelles rétrécies.

— Il n'a pas sa connaissance, murmura Catherine. Parfois, il ouvre les yeux, mais il ne voit rien. Il balbutie des mots incompréhensibles et...

— Je sais ! coupa le médecin. Maître Cœur m'a tout expliqué. Laissez-moi l'examiner... Veuillez vous reculer.

À regret, Catherine s'écarta. Ce grand homme noir, penché sur Arnaud, lui semblait de mauvais augure et lui faisait peur.

Il avait tellement l'air d'un esprit funèbre ! Pourtant, elle fut bien obligée de lui reconnaître une extraordinaire habileté.

Ses longs doigts souples avaient parcouru rapidement tout le corps du blessé, s'attardant sur les écorchures tuméfiées laissées par le fouet et dont certaines suppuraient. D'une voix sourde, il réclama de l'eau pure dans un bassin, puis du vin.

Il fut servi dans l'instant. Sara et Mahaut étaient suspendues à ses lèvres presque autant que Catherine.

Dans l'eau, il lava ses doigts avant de les poser sur le visage d'Arnaud. Catherine le vit relever les paupières, examiner longuement les yeux abîmés. Il émit un léger sifflement.

— Est-ce que... c'est grave ? demanda-t-elle timidement.

— Je ne saurais vous dire. Plusieurs fois déjà, j'ai vu de ces cas de cécité chez des prisonniers. C'est une affection due, je crois, à la nourriture infecte des prisons. Hippocrate lui donnait le nom de Keratis.