Il étendit finalement sa large main, toucha avec précaution celle d'Arnaud comme un objet fragile, mais les doigts nerveux se refermèrent autour de sa lourde paume, l'obligeant à un contact sérieux, viril. Vaincu, alors, Gauthier rendit la pression amicale, mais plia le genou, sans cependant courber la tête.
— Merci, dit Arnaud simplement. Je sais tout ce que je te dois pour... ma femme et pour mon fils.
Le regard gris et le regard noir se croisèrent, calmement et sans l'éclat de colère que Catherine avait tant craint. Elle joignit instinctivement les mains en un geste de gratitude. Et puis, son âme chantait de joie. Sa femme !... Arnaud l'avait appelée sa femme ! Tout en étant certaine de son amour, elle n'avait encore, jamais osé s'attribuer ce titre. Peut-être l'avait-il dit sans y penser ?... Mais cette mince inquiétude fut de courte durée. À Jacques Cœur, qui entrait dans sa chambre, Arnaud lançait joyeusement :
— Maître Cœur, dès qu'il me sera possible de tenir suffisamment sur mes jambes pour aller jusqu'à la maison de Dieu, il vous faudra nous trouver un prêtre. Il est grand temps de nous marier et j'espère que vous nous ferez l'honneur d'être notre témoin.
Le maître pelletier sourit, mais s'inclina sans répondre. Dans la nuit du 27 au 28 décembre 1431, une petite troupe quitta, bien après le couvre-feu, la maison de la rue d'Auron pour gagner l'église proche de Saint- Pierre-le-Guillard. La nuit était aussi noire que la neige était blanche, mais le froid qui avait cruellement sévi depuis trois semaines, gelant les canaux de la ville et raidissant les branches dépouillées des arbres, semblait avoir fait trêve. Depuis la Noël, Bourges s'était ouatée de blancheur, enveloppée de silence, comme si elle comptait les pulsations mêmes de son cœur et retenait sa respiration. Le temps béni que ramène chaque année la naissance de l'Enfant-Roi avait fait cesser les exactions de La Trémoille et les visites domiciliaires de ses gens d'armes. Mais tout cela avait mordu trop cruellement au ventre de la cité pour que, momentanément délivrée de son angoisse, elle trouvât autre chose que le silence et la paix pour célébrer la plus belle des fêtes.
C'était la première fois que Catherine franchissait le seuil de Jacques Cœur, depuis bientôt deux mois qu'elle était arrivée, et cela lui parut délicieux d'enfoncer ses pieds chaussés de bottillons fourrés dans l'épaisse couche blanche. Elle serra plus fort contre elle le bras d'Arnaud sur lequel elle s'appuyait.
— C'est la ville qui a l'air d'une mariée et non moi, lui murmura-t-elle en souriant.
En réponse, il enferma dans son poing fermé les doigts menus qui, pour être plus prêts à se donner, n'avaient point mis de gants.
— Elle s'est parée pour nous, répondit-il tendrement, et jamais je ne l'ai vue si belle. Comme jamais je ne t'ai autant aimée, ma mie...
Tous deux goûtaient pleinement le bonheur d'être ensemble, serrés l'un contre l'autre dans une rue, comme n'importe quel couple amoureux, et, pour Arnaud, cette joie se doublait de celle d'avoir enfin recouvré la santé.
Depuis le matin où la fièvre qui le dévorait avait cédé, la convalescence avait marché à pas de géant. La robuste constitution du jeune homme, qui, tant de fois déjà, lui avait sauvé la vie, avait accompli un nouveau miracle. Il était encore maigre, mais du moins tenait ferme sur ses jambes et vivait normalement bien que le manque d'exercice et la vie renfermée fussent pour lui une épreuve.
— Je ne suis vraiment pas fait pour vivre, entre quatre murs, disait-il à Catherine avec une grimace comique tout en arpentant sa chambre en long puis en large pour réhabituer ses muscles à fonctionner.
— Bientôt, tu retrouveras les grands chemins, tu le sais bien, répondit-elle avec une nuance de regret. Nous partirons dès que maître Cœur jugera que nous pouvons le faire sans risques.
— Sans risques ! Voilà une étrange formule pour un chef de guerre. Le risque, belle dame, a toujours fait partie de ma vie, et...
— ... Et il te manque, je sais ! acheva Catherine avec rancune.
Elle avait eu toutes les peines du monde, et Jacques Cœur avec elle, à empêcher le bouillant garçon de se précipiter au palais royal, dès que ses forces avaient commencé à revenir. Il ne parlait que d'aller se jeter aux pieds du Roi pour se justifier, de lancer un défi à La Trémoille, d'aller le souffleter en plein Conseil royal, d'en appeler au jugement de Dieu et tous autres projets aussi insensés, mais que son sens de l'honneur exigeant lui soufflait, et qui faisaient passer Catherine par des transes inimaginables.
Pour cette raison, elle avait assez peu insisté, en lui racontant son séjour forcé à Champtocé, sur les outrages subis aux mains de Gilles de Rais. D'abord, le serment qu'elle avait fait au vieux Jean de Craon de ne rien révéler à quiconque du secret dégradant de Gilles l'obligeait à taire le principal et, de plus, dans leur situation présente, il était inutile, voire dangereux, d'exciter la colère d'Arnaud. Déjà, il avait juré d'aller demander raison au sire de Rais de son attitude envers Catherine, mais elle avait réussi à lui faire comprendre que l'affaire Gilles de Rais était étroitement liée à l'affaire La Trémoille, que l'une dépendait de l'autre et qu'il serait temps de se consacrer aux alliés du gros chambellan une fois que celui-ci serait abattu. En ce qui le concernait, c'était, une fois de plus, Xaintrailles qui avait ramené enfin son ami à la raison.
— Ton honneur peut attendre, mon fils, et La Trémoille lui non plus ne perdra rien pour attendre. Quand donc comprendras-tu qu'on ne chasse pas le renard de la même façon que le sanglier ou le loup ? Tu ignores ce qu'est le palais en ce moment. Tu n'atteindrais même pas notre Grand Chambellan sans être arrêté, chargé de chaînes et envoyé dans un lointain cul-de- basse-fosse. La Trémoille te connaît depuis longtemps et sait que, libre, tu n'auras rien de plus pressé que de lui sauter dessus. Sois assuré qu'il a pris des précautions en conséquence. Quant à voir le Roi, cela relève de l'aliénation mentale.
— Je suis un Montsalvy et mes titres de noblesse me donnent droit de parler au Roi quand je le désire sans demander audience.
Cela aussi, ton ami La Trémoille le sait. Mais il est encore plus puissant que tu ne l'imagines : sais-tu qu'au mois d'août il a tendu un piège au connétable de Richemont et fait arrêter ses trois émissaires : Antoine de Vivonne, André de Beaumont et Louis d'Amboise ? Les deux premiers ont été décapités et le troisième mis à rançon. Je te rappelle que, si tu es un Montsalvy, Vivonne était un Mortemart ; donc au moins aussi grand seigneur que toi. Et j'ajoute que Richemont lui-même eût subi le même sort si La Trémoille avait pu mettre la main dessus. Quand donc comprendras-tu que La Trémoille détient la totalité du pouvoir et qu'il n'a pas l'intention de le lâcher de sitôt ? Il y trouve fortune, jouissance d'orgueil et peut enfin assouvir son appétit de puissance. Que nous soyons anglais ou français lui importe peu, pourvu qu'il règne !
Non, crois-moi, tiens-toi tranquille pour le moment. Retrouve tes forces, attends le retour de la reine Yolande... et laisse La Trémoille accumuler sottise sur sottise. Il te cherche et serait trop heureux de remettre la main sur toi.
Arnaud en avait grincé des dents.
— Et Richemont s'est laissé faire ? Et le Roi ne dit rien ?
— Le Roi est en tutelle et Richemont s'est retiré pour attendre une bonne occasion d'abattre son ennemi. Fais comme lui... et commence par retrouver toutes tes forces.
Catherine, soulagée, avait voué à Xaintrailles une profonde reconnaissance pour cette homélie. Sans lui, Dieu seul savait à quelle folie le sang ardent de Montsalvy l'eût poussé. Mais il avait enfin compris et n'avait plus parlé de courir au palais...
La silhouette massive de l'église qui se dressa devant elle interrompit le cours des pensées de Catherine. Le manteau de pierres grises de la vieille chapelle se doublait cette nuit d'une épaisse fourrure blanche qui mettait un bonnet léger à la tour carrée coiffée d'ardoises. Les branches noires des arbres et la margelle verdie du vieux puits se tassaient à l'abri des vigoureux murs romans comme pour se réchauffer. Macée Cœur avait conté à Catherine la légende de cette église, vieille déjà de deux cents ans : comment la mule du riche marchand juif Zacharie Guillard s'était agenouillée, un jour d'hiver tout pareil à celui- là, devant le Saint-Sacrement que portait saint Antoine de Padoue. Et ni les coups ni la colère du vieux Juif n'avaient pu faire relever la mule tant que le saint moine n'eut pas passé son chemin. Sur le lieu du miracle, on avait édifié l'église avec l'or que Zacharie, repentant et converti, avait généreusement donné.