La vieille Mahaut ne répondit pas tout de suite. On arrivait au bas de l'escalier et la chandelle vacillait dans l'air épaissi.
Mahaut s'occupa d'allumer un chandelier posé à même le sol contre un pilier de pierre, rond et massif, dont un simple bourrelet formait le chapiteau. Quand elle répondit, ce fut sans regarder Catherine.
— Si les soupçons qui portent sur nous sont graves et le maître pense qu'ils le sont les soldats peuvent incendier la maison. Ils l'ont fait, il n'y a pas longtemps, chez l'apothicaire Noblet. Ici, on ne risque rien, même si la maison flambe.
Catherine se souvenait, en effet, du criminel incendie allumé chez l'apothicaire, suspecté de cacher des épices rares.
Toute la ville avait été en émoi la nuit entière et l'on avait eu bien du mal à sauver les maisons voisines. Presque tout le quartier de Notre-Dame du-Fourchaud avait failli flamber...
La jeune femme éprouva un malaise. Quels dangers n'allaient pas courir, à cause d'elle, les braves gens qui lui avaient donné une si généreuse hospitalité ! Mais elle oublia un instant ses craintes en contemplant l'étrange décor qui l'entourait.
Gauthier avait saisi le chandelier et l'élevait, avançant au milieu d'une salle longue et étroite, voûtée bas en petites briques d'un rose passé. Les murs étaient percés, à intervalles réguliers, de niches oblongues dont certaines étaient vides et d'autres scellées de pierres portant des inscriptions et des dessins bizarres. Celui qui revenait le plus souvent affectait la forme stylisée d'un poisson. Une porte basse, étroite, s'ouvrait au fond.
La voix rauque du Normand résonna profondément sous la voûte.
— Quel étrange endroit ! Ces niches ont l'air faites pour y mettre des corps humains...
— C'est bien ça, fit Mahaut en se signant précipitamment. Le maître dit que c'est une espèce de cimetière. Oh ! ça remonte à loin... au temps où le pays était encore tout sauvage.
— En Italie, jadis, j'ai vu des nécropoles romaines, dit Sara... C'était comme ça.
— Ouais ! coupa Mahaut qui visiblement n'aimait guère cet endroit. Allons plus loin. Fait froid ici.
Il ne faisait pas plus chaud au-delà de la porte, mais les deux salles qui se suivaient en enfilade étaient beaucoup plus larges et voûtées d'ogives. Elles étaient aussi meublées d'une assez belle quantité de sacs gonflés et de rouleaux emballés de toile rude. Ces marchandises entassées leur ôtaient beaucoup de leur aspect mystérieux, vaguement inquiétant. Une odeur bizarre, faite des senteurs mélangées de la toile neuve, des épices et de l'encens, les emplissait, âcre et entêtante.
Mais, malgré le pourpoint d'Arnaud, Catherine claquait des dents. Gauthier, alors, avisa des pelleteries entassées dans un coin. Il fourragea dedans, tira une sorte de houppelande de drap entièrement doublée de renard roux et la tendit à la jeune femme.
— Ceci sera plus chaud et messire Arnaud, lui aussi, risque de prendre mal.
Dans la houppelande, Catherine disparut complètement. Elle était beaucoup trop longue et large pour elle, mais elle s'y sentait au chaud et un peu réconfortée ; elle alla s'asseoir sur un sac au pied d'un pilier.
— Elle n'avait pas vu le regard, soudain assombri, avec lequel Arnaud avait regardé le Normand envelopper sa femme du vêtement fourré. Le jeune homme avait repris son pourpoint et l'avait remis, mais il avait refusé, d'un geste sec, d'y ajouter une pelleterie prise aussi dans le tas. Agenouillé devant Catherine, Gauthier était occupé à envelopper dans les pans de la houppelande les pieds de la jeune femme. Là, fit-il avec satisfaction en se relevant, ainsi vous serez mieux !
— Quelle étonnante chambrière tu fais ! fit Arnaud sarcastique. Est-ce une habitude prise durant votre voyage jusqu'ici ? À quoi donc servait Sara ?
Celle-ci s'était installée auprès de Catherine, repliée sur elle-même pour avoir plus chaud. Elle leva sur Arnaud un regard mécontent.
— Quand je n'étais pas en prison et menacée d'être brûlée vive, répliqua-t-elle, j'essayais seulement d'empêcher que le désespoir la rendît folle.
Catherine avait suivi avec étonnement la brève escarmouche. Elle ne comprenait pas la soudaine mauvaise humeur d'Arnaud. Pour elle, les soins du géant étaient tout naturels, mais elle voulut atténuer l'impression pénible. Si les deux hommes commençaient à se disputer, l'avenir risquait de se montrer ; assez noir. Elle tendit le bras, saisit la main d'Arnaud et l'amena près d'elle.
Viens près de moi... J'aurai toujours froid sans toi. Il se calma aussitôt, vint s'accroupir à ses pieds.
— Pardonne-moi... mais j'enrage déjà d'être enfermé ici, comme un rat dans une cage tandis que là-haut, peut-être...
La phrase demeura inachevée. Tous les réfugiés de la cave l'avaient déjà complétée. Que se passait-il au- dessus de leur tête ? Là, dans ce caveau aussi sourd qu'une tombe, ils étaient totalement retranchés du monde. Qui pouvait dire si la maison ne flambait pas et si, quand on ferait jouer la plaque de la cheminée, elle ne demeurerait pas coincée par d'énormes décombres ? Sauvés de la fureur de La Trémoille, étaient-ils sur le point de finir, misérablement, emmurés vivants dans cette cave si bien cachée ? L'idée terrifiante traversa en éclair l'imagination de Catherine et elle sentit le sang refluer vers son cœur. Déjà, sous ces voûtes basses, elle se sentait étouffer... Comme pour lui donner raison, un bruit d'écroulement leur parvint, loin tain, assourdi mais net. La vieille Mahaut se signa précipitamment.
— Doux Jésus ! Si c'était...
Une même crainte s'empara des cinq compagnons d'infortune. Assis en cercle, autour du flambeau posé à terre, leurs yeux, où luisait la flamme jaune, reflétaient aussi l'appréhension informulée. Ils osaient à peine se regarder comme si chacun d'eux avait honte de sa peur. Le silence devint étouffant et Arnaud ne put le supporter. Serrant les poings, il se releva et se mit à marcher nerveusement comme un fauve en cage et Catherine n'eut pas le courage de l'en empêcher.
Mieux valait encore le bruit cadencé, énervant cependant, de ses pas, plutôt que l'affolant silence. C'était encore de la vie, comme appartenait aussi au monde des vivants le regard instable, clignotant, de la vieille Mahaut qui sautillait d'un visage à l'autre comme pour y chercher un réconfort. Elle avait tiré de son tablier un chapelet de buis et en égrenait les boules lissées par des milliers de prières, entre ses doigts crevassés. Les minutes succédaient aux minutes, lourdes, intolérables à mesure qu'elles s'accumulaient. Catherine luttait de toutes ses forces pour ne pas se mettre à hurler.
Et puis, aussi soudainement qu'elle était venue, l'angoisse quitta les cinq emmurés. Dans le cercle de lumière jaune, sans que personne l'eût entendu approcher, Jacques Cœur apparut. Il souriait, mais il fallut qu'il parlât pour que Catherine admît qu'il était un être de chair et non pas un fantôme.
— C'est fini ! dit-il calmement. Vous pouvez remonter.
— Mais, fit Arnaud, ce bruit que nous avons entendu ? Nous avons cru que la maison s'écroulait.
Non, seulement une crédence pleine de plats d'étain que le sergent a fait tomber parce qu'il était persuadé qu'elle dissimulait un passage secret. J'admets que le bruit a dû être entendu jusqu'au palais royal ! Venez maintenant, le jour n'est pas loin, et le danger est momentanément éloigné. Mais nous avons bien des choses à préparer.
— Vous aviez été dénoncé, n'est-ce pas ?
Jacques Cœur hocha la tête.
— Oui. La tendre amie de messire de Xaintrailles est sensible à l'or à ce qu'il paraît et il a eu tort de lui rendre une dernière visite avant de venir à l'église. On l'a suivi. J'ai réussi à persuader le chef des archers de ma bonne foi, mais sait-on jamais pour combien de temps. Au surplus, c'est sans importance, tout est prêt pour votre départ.
— Quand partons-nous ? demanda Catherine.
— Tout à l'heure.
— En plein jour ?
Le pelletier se mit à rire.