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— Il faut aller la chercher, dit-elle, à moins qu'elle ne se soit sauvée.

— J'irai moi-même, promit Arnaud, aussitôt que...

Une cloche qui s'ébranlait dans le clocher proche acheva sa phrase mieux qu'il ne l'eût fait lui-même. Catherine tendit l'oreille. C'était de nouveau le glas, comme tout à l'heure. D'un glas à l'autre, tant de choses avaient changé ! Il ne s'était pas écoulé beaucoup d'heures et pourtant la jeune femme avait l'impression que des mois avaient passé depuis qu'elle avait quitté la métairie de Saturnin. Fermant les yeux, elle se laissa aller contre le dossier de son siège, laissant le son des cloches funèbres qui appelaient un bandit à son dernier voyage couler sur elle, sur la sécurité revenue, sur ses nerfs apaisés. Et, sans rancune, elle tendit ses mains froides au feu dont, un instant, elle avait cru périr.

Ses longues jambes gainées de daim gris étendues devant lui, semelles posées sur les landiers et offertes au feu, Cadet Bernard sirotait son vin aux herbes avec un plaisir visible. Sous le rideau bistré des paupières, ses yeux verts, luisant de contentement, dénonçaient l'esprit en alerte. Penché en avant, les coudes aux genoux et les mains nouées, Arnaud le regardait sans rien dire. Quant à Catherine, tapie au fond de son haut fauteuil, elle attendait que s'achevât ce silence soudain qui menaçait de s'éterniser. Seul, l'éclatement d'une bûche, dans l'âtre, troublait de temps en temps le calme environnant l'hostellerie. Les moines de Montsalvy dormaient dans leurs cellules, attendant inconsciemment sous le poids de fatigue qui les écrasait la cloche de matines qui, au cœur profond de la nuit, les jetterait, les paupières clignotantes et la tête vide, ivres de sommeil, à la chapelle glaciale.

Le souper avait été joyeux, copieux, car les réserves de l'abbaye étaient encore respectables, et s'était poursuivi tard dans la nuit. Isabelle de Montsalvy s'était retirée, depuis plus d'une heure, dans la cellule qu'on lui avait réservée, avec le petit Michel sur lequel elle veillait avec un soin jaloux, quasi maniaque, et qui faisait froncer les sourcils de Sara. Marie de Comborn s'était également retirée chez elle, sur un ordre bref d'Arnaud, suivie de près par Sara que Catherine avait chargée de surveiller discrètement la jeune fille. Maintenant, Catherine, Arnaud et leur sauveur étaient seuls, dans cette intimité que crée l'instant paisible suivant un souper pris dans la quiétude. Plus rien, désormais, ne pouvait les menacer.

Tout autour du village, les gens d'Armagnac avaient dressé leurs tentes, installé leurs bivouacs. Parfois, l'écho d'un galoubet arrivait jusqu'au vieux couvent bénédictin, sur le vent venu des grands causses.

Catherine goûtait intensément cette paix si nouvelle, tellement inattendue. Elle n'avait pas sommeil, son évanouissement et le repos qui l'avait suivi ayant effacé sa fatigue. Pour la première fois, les choses avaient la couleur que, dans ses rêves, elle leur avait prêtée. Il n'y avait pas si longtemps que les chants et les danses des bonnes gens de Montsalvy avaient cessé car on avait célébré la fin des oiseaux de proie. Le pauvre Etienne, l'infortuné Carnaval de quelques heures, était venu, lui aussi, avec sa cabrette, pour dire merci, à sa façon. La paix merveilleuse d'une nuit semée d'étoiles, une vraie nuit de printemps chargée d'espoir et gorgée de sève en travail, enveloppait le village sorti du cauchemar.

Soudain, Bernard d'Armagnac s'étira, bâillant à se décrocher la mâchoire. Son corps parut s'allonger démesurément.

Puis il tourna vers Arnaud un regard languissant.

— Que vas-tu faire maintenant ?

Que puis-je faire ? répliqua Arnaud maussade. Reconstruire ? Le pays est exsangue, les terres appellent tous les bras et il n'est que temps de s'en occuper, puisque la guerre ravage tout. Enfin, tu oublies que je suis un rebelle et que mes terres ne m'appartiennent plus ! Il faut que l'Auvergne renaisse, ensuite seulement les châteaux détruits pourront resurgir... mais seulement quand les tours domineront autre chose qu'un désert et quand au pied des courtines pousseront les blés.

— Alors?

— Tu m'as dit que tu reprenais la guerre contre La Trémoille. Tu vas rejoindre le connétable de Richemont, Cadet Bernard. Richemont, comme le duc de Bourbon, mon suzerain, veut abattre la bête fauve. Le mieux, je pense, est de laisser les miens à la garde de l'abbé et de te suivre.

— J'y ai songé, coupa Bernard. Mais j'ai mieux à t'offrir. Les tiens ne seraient pas en sûreté ici. L'abbé est vieux, le couvent antique et mal fortifié, les paysans à bout de souffle. J'ai pendu Valette, mais Villa- Andrado n'est pas loin et la nouvelle de la mort de son lieutenant va l'amener par ici. J'ai trop peu de monde pour t'en laisser. D'autre part, ta présence mettrait peut-être Richemont dans une situation délicate. Pour le Roi, tant que La Trémoille vit, tu es un rebelle, et Richemont le deviendrait en t'accueillant. La reine Yolande reviendra de Provence, sans doute, avec les beaux jours. Elle seule peut gagner ta partie. Je t'appellerai quand le moment sera venu...

— Attendre ! Toujours attendre ! gronda Arnaud, qui s'était levé et arpentait nerveusement le sol dallé sous l'œil inquiet de Catherine. Je suis un guerrier, ; pas un homme de contemplation ! Que puis-je attendre ?

— Que je t'appelle !

— Je ne suis pas fait pour filer la quenouille en regardant l'horizon.

Damné loup de montagne ! Je le sais bien ! Aussi vais-je t'offrir une quenouille en forme de fer de lance. Si je suis passé par ici, c'est que je me rendais à Carlat. Ma mère a, tu le sais, apporté cette vicomté dans notre famille lorsqu'elle a épousé mon père. Porte de la Haute-Auvergne et clef des vallées } du Sud, Carlat est gouvernée par un vieux soldat, Jean de Cabanes... trop vieux, hélas ! L'épée est lourde maintenant pour sa main affaiblie. Et l'évêque de Saint-Flour, qui est tout au duc de Bourgogne, regarde souvent du côté de Carlat en se léchant les babines. Nous ne pouvons laisser en danger le plus beau fleuron de la couronne de ma mère. Je voulais, en passant, nommer l'un de mes chevaliers gouverneur de Carlat, mais j'ai maintenant une meilleure idée : te confier la forteresse.

Depuis qu'Arnaud avait commencé à réclamer sa part de combat le sang de Catherine avait couru plus vite dans ses veines, sonnant l'alarme. Le mot «forteresse » la fit exploser.

— Encore des batailles ! Encore la guerre ! Ne pouvons-nous demeurer paisiblement ici, sur cette terre dont nous portons le nom, auprès de ces gens qui, tout à l'heure, voulaient mourir pour nous ? L'abbaye est assez grande pour nous contenir tous. Et je voudrais tant... tant un peu de paix !

Sa voix se fêla sur le dernier mot et l'éclair moqueur qui s'était allumé dans les yeux de Cadet Bernard s'éteignit. Il vint à elle et, posant un genou sur le coussin qui supportait les pieds de la jeune femme :

— La paix, belle Catherine, est l'inaccessible désir de tous ceux de notre temps sans pitié. Comment souhaiter la paix quand l'Anglais est si près de nous, quand il tient encore Rochefort-en-Montagne, et Besse, et Tournoel, quand les léopards d'Angleterre flottent sur quelques terres d'Auvergne ? Vous ne seriez pas en sûreté ici. Bien plus, votre présence mettrait le village et l'abbaye en danger, en grand danger puisqu'ils n'ont plus le moyen de se défendre. Carlat est vétusté, mais son roc est imprenable. Il refermera ses murs sur vous comme les doigts d'un poing solide et saura vous garder...

Il avait pris la main de Catherine et, doucement, y posait ses lèvres.

C'est, je crois bien, le poète Bernard de Ventadour qui a écrit je ne sais plus où : « Celui-là est bien mort qui ne sent au cœur quelque douce saveur d'amour». Vous serez cette saveur d'amour au cœur des vieilles montagnes qui ne vivaient plus, vous serez le trésor que gardera Carlat et vous ne saurez jamais combien je l'envie.

Par-dessus le dos courbé de Bernard, Catherine rencontra le regard d'Arnaud et crut le voir s'assombrir. Mais ce ne fut qu'une impression. Déjà Montsalvy tournait les talons et, les mains nouées derrière le dos, s'en allait contempler les flammes. Les yeux de Catherine s'attardèrent rêveusement sur les larges épaules de son époux. Au fond de son imagination elle voyait surgir un château de rêve, très lointain, très élevé mais brillant d'une intense lumière intérieure, une demeure inondée de soleil qui serait enfin le foyer où s'abriterait leur amour.