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Le dimanche 5 mars 1933, quelques jours seulement après l’incendie du Reichstag, se tiennent les élections. Rodolphe et Eva écoutent à la radio les premiers résultats du dépouillement. Le parti de Hitler remporte presque la moitié des voix.

Suivent des discours-fleuves, des musiques grandiloquentes que Rodolphe n’aime pas. Ça bat de la grosse caisse, du tambour, sur des airs de fifres et de gros trombones. Et puis le Horst-Wessel-Lied. On le chante de plus en plus souvent depuis que Hitler est chancelier. Rodolphe le trouve entraînant.

En milieu d’après-midi, il se penche à la fenêtre. Dans les rues, des colonnes de SA vont d’immeuble en immeuble et frappent aux portes. Les concierges ouvrent. Une colonne s’engouffre et ressort quelques instants plus tard avec un homme ou deux en civil, parfois avec des femmes, menottes aux poignets.

— Ils vont venir ici, se dit Rodolphe. Ils vont tout fouiller et trouver des ennemis. Peut-être le voisin du troisième qui ne parle jamais à personne. Peut-être que c’est un communiste ?

Quatre SA s’arrêtent devant la porte d’entrée de son immeuble. Le concierge sort dans la rue, ils discutent un moment. L’un des SA lève la tête et aperçoit Rodolphe. Un instant, ils s’observent l’un l’autre. Puis les quatre miliciens se remettent en route sans avoir pénétré dans le hall d’entrée. Rodolphe referme la fenêtre.

6

Furtwängler se réveille de mauvaise humeur. Comme une complainte, le vent s’est levé avec l’arrivée du jour et charrie une odeur de décombres calcinés depuis le centre de Berlin, un parfum acide et noir.

Le maestro enfile sa robe de chambre, les cheveux en bataille, passe quelques coups de fil. Le premier est pour le régisseur du Philharmonique. Une tournée s’annonce, l’organisation n’est pas le fort du chef d’orchestre. Sa secrétaire, Berta Geissmar, s’en occupe. Mais pour combien de temps ? songe soudain Furtwängler. Si les nationaux-socialistes parviennent à renverser la démocratie, Berta sera licenciée, elle est juive et doit partir, comme ils disent dans leurs torchons de propagande.

Le téléphone sonne, encore et encore. Des musiciens, juifs pour la plupart, inquiets pour l’avenir. Bruno Walter a décidé de quitter l’Allemagne selon les résultats des élections. Il sera suivi par d’autres, le maestro en est sûr. Szimon Goldberg, le super-soliste, a prévenu, lui aussi.

— J’ai entamé des démarches pour quitter l’Allemagne.

— Où irez-vous ?

— En France, en Angleterre ou aux États-Unis. Je ne sais pas encore. On m’a déjà proposé du travail.

Comment est-ce possible ? Les meilleurs vont partir. Furtwängler rumine depuis l’arrivée des « cochons », comme il les appelle, dans les coulisses de l’État. Goebbels, le faux arien au regard noir, les cheveux comme une aile de corbeau et qui boitille. Il fait des bonnes manières à Furtwängler. Comme Göring qui a voulu le rencontrer. Ce héros de la Grande Guerre se pose en passionné de musique. C’est un type qui a fait des ravages dans l’aviation ennemie. Il est obèse et porte des uniformes comme d’autres des costumes extravagants. Un traîneur de sabre, en fait, qui n’entend pas grand-chose à l’art. Et leur chef, l’homme rencontré quelques jours auparavant, au Kaiserhof, si sûr de sa victoire. Lui non plus n’a pas grand-chose à dire, mais c’est peut-être là son secret. La populace n’a pas besoin de plus que des slogans simplistes.

Furtwängler a qualifié le national-socialisme de « grosse cochonnerie » et Hitler d’« ennemi public ». Otto Klemperer lui a conseillé d’envisager un départ.

— Tu risques de payer cher ton courage.

Le chef d’orchestre a été touché par ces mots.

— Pars, Wilhelm. Ne te crois pas intouchable.

— Partir ? Jamais. Ma vie est ici. Si nous abandonnons l’Allemagne, ils auront les mains libres. Nous représentons toujours quelque chose d’important pour notre public. Il faut résister à cette vague de bêtise qui contamine notre peuple. Ça passera.

— Puisses-tu être entendu, Wilhelm…

Un dernier appel. Christa Meister.

— Que se passe-t-il, à Berlin ?

— Le Reichstag a été incendié. Je n’en sais pas plus.

— C’est ce que vient de me dire mon fils. Nous habitons à deux pas, comme tu le sais. Il paraît que c’est un coup des communistes ?

— C’est ce que vient de dire Goebbels à la radio. Je ne sais rien de plus. Les SA sont partout.

— J’ai peur, Wilhelm.

— Il ne faut pas, rien n’est joué. Les élections approchent et le parti nazi est en perte de vitesse.

Christa raccroche. Elle connaît Furtwängler depuis les années vingt. Un infatigable naïf doué d’un optimisme à toute épreuve.

Le chef d’orchestre fait quelques pas dans son appartement désert. Il songe à son Allemagne qui s’effiloche davantage chaque jour. Il est né à Berlin mais sa patrie de cœur, c’est la maison de Tanneck{3}, sur une presqu’île du lac Tegernsee, près de Bad Wiessee. En Bavière. Un peu un coin de paradis sur terre. On aperçoit les Alpes au lointain. Son père, Adolf, avait découvert cet endroit lors d’un périple à vélo. Une grande et belle maison sur deux étages, tout en longueur, cachée par de grands arbres. Autour, les eaux y sont calmes et profondes.

Furtwängler a posé sur une étagère de sa bibliothèque la photo d’un petit gréement, la voile gonflée. Il est à la barre. Walter et Annele, ses frères, se trouvent à l’avant, leurs jambes nues pendent au- dessus de l’eau lisse. Sa sœur, Märit est assise à côté de lui, elle fait un signe à son père qui est en train de les prendre en photo.

— C’était cela, l’Allemagne de mon enfance, dit le chef d’orchestre en reposant le cliché. On se moquait de savoir si le Kaiser préparait ou pas une nouvelle guerre contre la France. On s’en foutait du nationalisme, cette saloperie.

Le père tenait les siens à l’écart des tumultes du monde. La famille est restée à Tanneck des années. C’est là que Furtwängler est devenu musicien, tout ce qu’il est aujourd’hui puise encore sa force dans la vigueur des grands arbres, les rochers de granit et le calme de l’eau. Les plus beaux jours de sa vie. Il aimait être seul, loin des cris, des petits tracas de l’existence, et dans la lenteur du monde. Il partait sur les chemins, vers la montagne, sans but précis, avec toujours une musique en tête et plein de rêves. Chaque pas était pour lui comme une note, chaque souffle une mélodie.

Dans une heure ou deux, il téléphonera à sa mère, Adelheid, qui vit à Heidelberg. Ils parleront un peu du passé et de ses deux frères. À Tanneck, ils passaient le plus clair de leur temps à se chamailler, Wilhelm était l’aîné. Le père ne grondait jamais. Adelheid était plus sévère. Heureusement, car Wilhelm a quitté l’école à l’âge de huit ans. Ses parents préféraient mettre les enfants à l’école de la vie et de la nature. Il a plus appris en gravissant les montagnes ou en plongeant dans les eaux du lac Tegernsee qu’assis au fond d’une classe d’un collège de Bavière.

Adelheid a cessé de peindre. Sa vue est trop faible, à présent. Dans sa jeunesse, elle était une très bonne copiste. Peut-être la meilleure de Munich, très connue. Son père comptait parmi ses amis un génie tel que Brahms. Il avait fréquenté Mendelssohn.

— Brahms et Mendelssohn, murmure Furtwängler en regardant sa montre.

Plus que deux heures avant la répétition. Le chef soupire et fredonne une mélodie légère en jouant de ses doigts sur un clavier imaginaire.

Il a commencé à apprendre la musique avec sa mère puis avec des professeurs qui venaient à la maison. Le violon et le piano, bien sûr. Il n’est jamais retourné à l’école, il la détestait comme il a toujours détesté l’autorité. Il a composé ses premières musiques à l’âge de sept ans et demi. Quelques sonates, des lieder…