Christa Meister ne chante pas. Elle s’incline légèrement, regarde l’accompagnateur et lui sourit discrètement.
Christa n’a pas tendu le bras non plus.
Ce soir-là, Furtwängler s’est attardé à son bureau de la Philharmonie. Sa secrétaire, Berta Geissmar, a posé sur son bureau une affichette. Elle est rentrée chez elle, fatiguée et anxieuse. Avant de partir, elle a regardé le chef d’orchestre auquel elle est fidèle depuis tant d’années. Elle a dit, simplement et avec cette rouille de la tristesse dans la voix :
— Je suis juive. J’ai peur.
— J’ai encore le pouvoir de vous protéger, a répondu le musicien.
Berta a refermé la porte avec un regard de doute. Le chef d’orchestre reste pensif, un long moment. Il a décliné toutes les invitations du petit monde de Berlin, maussade. Sur l’affichette posée devant lui, il est écrit :
Concerne : assemblée du personnel.
Sur ordre du gouverneur adjoint de la province Berlin du parti NSDAP, le chef de l’éducation de la Province Scheller, tiendra une conférence sur l’idéologie nationale-socialiste.
Votre présence est obligatoire
Heil Hitler
Berliner Philharmoniker – G-m-b-H{4}
— Que peut-il bien nous arriver si jamais on oublie de s’y rendre, murmure Furtwängler. Une réunion du parti n’a rien d’officiel. Le parti, ce n’est pas l’État.
Une voix lui dicte que le NSDAP et l’État se confondent totalement. Et qu’il n’y a qu’une seule personne qui l’incarne : Ce petit homme qu’il a méprisé naguère. Il a compté les nazis de son orchestre, ceux qui ont la carte du parti. Seize en tout, pas une majorité. Les musiciens ne font pas de la politique.
Berta Geissmar a laissé un petit rapport sur les finances de l’orchestre. Le Philharmonique est une entreprise privée. Chacun des cent membres est actionnaire et participe aux bénéfices. Il n’y en a guère, depuis dix ans, précise Berta. Une vraie catastrophe financière. Furtwängler comprend que, pour continuer, il va falloir demander des aides au nouveau régime.
— Ce ne sera pas gratuit, souffle-t-il. Ils peuvent faire de nous ce qu’ils veulent s’ils entrent dans le capital. Les musiciens ne bougeront pas. Être au Berliner, c’est l’aboutissement de toute une carrière. Un privilège. Personne ne peut le refuser. Ils sont trop attachés à l’orchestre et à la musique.
Furtwängler se lève et enfile son manteau. Les couloirs de la Philharmonie sont déserts. Un gardien de nuit le salue. Il passe par la salle et s’arrête un instant entre les travées de fauteuils, un endroit où il ne vient jamais. Au-dessus de la galerie flanquée de colonnes éclairées de lampes rondes, des fenêtres voûtées laissent entrer un peu de lumière de la rue, entre leurs lourds rideaux de velours plissés, baroques. Furtwängler n’est jamais monté là-haut. On doit y avoir une bonne écoute, songe-t-il. Au-dessus des fenêtres luisent des portraits en bas-relief dans du plâtre blanc, entourés de muses.
— Je peux éteindre, docteur Furtwängler ? demande le veilleur.
— Regardez, dit le chef, en montrant les portraits. Ils sont tous là. Bach, Beethoven, Wagner, Brahms, Mendelssohn…
— Oui, nous en avons beaucoup, des génies. Parfois, je m’assois là et je les observe. Il me semble entendre leur musique.
En sortant, Furtwängler passe devant le buste en bronze d’Anton Bruckner, ralentit et croise le regard métallique et vide du grand compositeur, l’un des préférés de Hitler, à ce qu’il paraît.
— Ta musique ne lui appartient pas, marmonne le chef en mettant son chapeau. Elle ne lui appartiendra jamais.
8
Le 10 mai 1933, Christa Meister répète Elektra de Richard Strauss au Staatsoper. Un rôle qu’elle n’a encore jamais porté, difficile et d’une grande intensité dramatique. Elle n’est pas inquiète, sa voix possède la puissance et la souplesse nécessaires pour interpréter pareil personnage, tout en tension.
— Je suis en pleine maîtrise de mes moyens, a-t-elle déclaré à un journaliste de Radio Berlin.
Dans l’après-midi, Rodolphe l’a accompagnée. Il s’est assis dans la salle et a écouté, fasciné par la force qui se dégage du chant. Ce soir, commencent les répétitions avec l’orchestre. Strauss en personne dirige son propre opéra.
Christa a présenté son fils au compositeur. Rodolphe a été impressionné par l’aura du musicien qui est âgé et un peu lent. Un homme replet, avare de sourire, tout chauve, lui aussi. Un grand ami de Furtwängler mais pas du tout le même caractère. Une sorte de survivant d’une époque où les génies de la musique se bousculaient à Berlin, Paris ou Vienne.
— J’ai dit au Maître combien tu joues remarquablement du piano. Il veut t’entendre. Travaille quelque chose.
— Mais que vais-je jouer, Maman ?
— Un de ses lieder. Je chanterai avec toi. Comme ça, il sera séduit. Après, tu pourrais jouer du Liszt. Il aime beaucoup et il est très gentil, tu verras.
En sortant de l’opéra, en fin d’après-midi, Christa voit que des étudiants se massent devant l’entrée de l’université Humboldt. Elle n’y prend pas garde. Depuis que les nazis sont au pouvoir, les défilés, de jour comme de nuit, se répètent, plusieurs fois par semaine. L’Allemagne marche au pas. En un claquement de doigts, tout a changé, jusque dans le cœur des Allemands. Furtwängler a qualifié cette politique de cochonnerie. Goebbels a menacé le maestro mais le Führer a tranché : personne ne touche à l’idole des Allemands. Comme Strauss, Furtwängler fait désormais partie des projets nazis. La nouvelle Allemagne se doit d’avoir ses monuments, vivants si possible. Les deux hommes deviennent son escorte sonore.
En entrant à la maison, Christa voit sur le lit de son fils un brassard frappé de la croix gammée.
— Qui t’a donné ça ?
— C’est Eva, mais c’est moi qui le lui ai demandé.
— Et je peux savoir pourquoi ?
— Tous les copains à l’école en ont un. Y en a certains qui le portent jusqu’en classe. Le maître ne leur dit rien. Au contraire, il trouve cela épatant.
— Et qu’en pense Eva ?
Rodolphe hausse les épaules en guise de réponse. La question est stupide. La colère monte dans le regard de sa mère. Il déteste la contrarier, surtout pour des broutilles. C’est comme déchirer quelque chose au plus profond de lui-même.
— Elle te met de mauvaises idées dans la tête, cette Eva.
— Ce n’est pas vrai. Elle s’occupe très bien de moi. C’est moi qui ai voulu. Maintenant ce sont les nationaux-socialistes qui gouvernent l’Allemagne et je trouve que ça a une fière allure.
Christa s’accroupit pour se mettre à la hauteur de son fils. Il ne l’a jamais vue pleurer à cause de lui, auparavant. Il en ressent comme un sentiment de puissance, une sorte de vengeance diffuse pour toutes ses absences, tous les appels téléphoniques qu’elle n’a pas passés. Pour tous ses secrets et ses mensonges.
— Ce matin, Bruno Walter m’a téléphoné. Le Bruno que tu aimes tant quand il vient à la maison. Il va quitter l’Allemagne. Tu sais pourquoi ?
Rodolphe secoue la tête.