— Parce qu’il est juif. Et qu’être juif, dans ce pays, ce n’est plus tenable. Un grand chef d’orchestre comme lui. Klemperer va suivre, c’est certain. Tu te rends compte ! Ils vont être des milliers comme lui. Beaucoup de nos grands savants et de nos meilleurs musiciens…
Rodolphe ne répond pas. Il comprend vaguement que sa mère n’a qu’une chose en tête : qu’il n’attrape pas « la peste brune », comme elle l’a déclaré le lendemain des élections.
— Et Furtwängler ? demande Rodolphe.
— Il vient de diriger Les Maîtres chanteurs devant le Führer et Hindenburg.
La voix de Christa est froide.
— Est-ce que tu veux venir à la répétition ce soir ? Demain tu n’as pas école.
— Oui, Maman.
Sur Unter den Linden, des groupes hétéroclites se sont formés. Tous marchent en direction de l’Opernplatz. Beaucoup de jeunes en chemises kaki, brassards au bras. Des hommes plus âgés aussi, des membres de la SA avec des casquettes vissées sur leurs crânes. Et des policiers un peu partout. Certains passants reconnaissent Christa et la saluent respectueusement.
Ils marchent sur deux cents mètres jusqu’à l’Opernplatz. Les SA ont formé des cordons autour de l’université Humboldt. Christa ne se sent pas rassurée. Son visage est connu. À tout moment, elle peut être prise à partie.
— Que se passe-t-il ? demande-t-elle à un vieux monsieur qui tient son chapeau de paille dans sa main.
— Le docteur Goebbels doit venir faire un discours d’un moment à l’autre.
Goebbels, Christa le connaît. Un boiteux et un foireux, comme elle dit. Il est venu la féliciter dans sa loge, un peu avant l’accession au pouvoir. Il n’était que député, à cette époque, tout miel, tout sourires. Il avait vanté sa voix et ses qualités allemandes. Beau parleur, belle culture mais que du froid dans les yeux.
— Vous êtes l’expression même du Reich que nous devons bâtir, avait-il déclaré. Une arienne au plus beau et pur sens du terme.
Christa ne l’a pas pris au sérieux et l’a laissé baiser sa main avec un sourire hypocrite.
Elle regarde en direction du théâtre, la porte semble fermée. Rodolphe se grandit sur la pointe des pieds pour voir ce qu’il se passe au centre de la place.
— Ils ont allumé un grand feu ! s’écrie-t-il en apercevant des flammes qui dansent entre les badauds.
— Un grand feu ?
— Oui.
Christa se fraie un passage à travers la foule de plus en plus compacte. Elle joue des coudes. Rodolphe s’accroche à sa robe.
Et comme la nuit vient, le feu grandit. C’est beau, presque irréel. Les flammes se reflètent en dansant sur les visages exaltés des badauds. Ce n’est pas du bois que les étudiants jettent dans le brasier, mais des livres. Des livres qui ouvrent leurs ailes de papier avant de s’abîmer dans l’incendie. Et les étudiants crient, comme des automates, dialogue furieux entre un récitant et un autre, une messe apprise par cœur :
— Contre la lutte des classes et le matérialisme, pour la communauté nationale et un idéal de vie.
— Je jette dans le feu les écrits de Marx et de Kautsky.
— Contre la valorisation excessive de la vie pulsionnelle, qui dégrade l’âme, pour la noblesse de l’âme humaine.
— Je jette aux flammes les écrits de Sigmund Freud.
Christa recule, comme pour disparaître dans la foule et dans les Sieg Heil qui fusent de bouche en bouche. Plus personne ne la remarque.
Il fait nuit, à présent. Des escarbilles rouges montent vers le ciel noir. Le cœur de Rodolphe bat plus fort. Il est fasciné. Les yeux grands ouverts. C’est comme une symphonie, quelque chose du chaos. La violence de la foule l’enivre. Il se tait jusqu’à la maison. Christa non plus ne parle pas.
— Ce que tu viens de voir, mon chéri, c’est la fin de notre pays, murmure-t-elle, une fois la porte refermée.
Rodolphe ne l’écoute pas. Ce n’est pas la fin mais la nuit la plus fantastique de toutes. Il s’est senti soulevé par la foule, le ventre plein d’ardeur. Une fois dans sa chambre, il demande à Père ce qu’il en pense, mais Père n’a pas d’opinion.
9
Le 13 juillet 1934, une lettre arrive chez Furtwängler, un pli venu de Bavière. Des mots tracés nerveusement sur un beau papier.
Cher Papa,
Je pourrais, selon la nouvelle loi en vigueur sur les enfants illégitimes, porter votre nom. Ce serait un immense honneur pour moi. J’en ai fait la demande, Maman n’y voit pas d’objection. Je viens vous demander votre accord.
Votre fille qui vous aime
Friederike
Furtwängler donnera son accord. C’est une loi des nazis mais elle sonne juste, pour une fois.
Il n’a pas gardé de photos de la mère de Friederike. Un soir de chagrin, il a tout bazardé, croyant que les souvenirs de papier emportent avec eux les blessures du cœur. Il le regrette à présent, même si, au fond, c’est heureux.
Il aimerait revoir Martha, la comédienne du Schauspielhaus, très belle et très talentueuse, pleine de vie et de la joie à revendre. Elle avait deux ans de plus que lui. Peu importait, ils étaient amoureux. Quand elle a mis au monde Friederike, il a voulu l’épouser, son désir le plus fou. Elle a refusé. Et puis, plus tard, quand l’enfant était déjà une petite fille, elle aurait bien fondé un foyer, mais Wilhelm ne s’appartenait plus vraiment. Sa gloire l’écrasait et l’éparpillait en mille rencontres, de concert en concert, de théâtre en théâtre. Sa gloire l’écrase toujours. Elle pèse sur toute sa vie à présent, plus que jamais. De la gloire sombre qu’une lumière noire éclaire. Parce que Goebbels et Göring se le disputent. Avec Richard Strauss, il est l’un des « monuments vivants », comme disent les dignitaires du régime.
Friederike est venue deux ou trois fois chez son père, accompagnée de sa mère. Elle adorait courir dans l’immense appartement de la villa Die Fasanerie, tandis que ses parents discutaient de choses un peu secrètes, parfois à voix basse. Friederike ne savait pas ce que pouvaient bien se dire les amoureux à jamais séparés. Furtwängler ne faisait pas trop attention à sa fille. Elle était heureuse d’être un instant auprès de son père, ce si grand homme dont tout le monde parlait dans le Reich allemand.
Depuis que les nazis sont au pouvoir, Friederike et Martha ne lui rendent plus visite. Elles se trouvaient à Vienne, en 1933. Il dirigeait la Tétralogie et Parsifal. Il n’a pas voulu qu’elle entende Parsifal.
— Tu es trop jeune pour cet opéra, a-t-il tranché. C’est trop difficile.
Aujourd’hui, il trouve son attitude complètement stupide. La déception se lisait dans les yeux de sa fille. Elle était si fière de son père et il venait de la décevoir.
Furtwängler s’assoit à son bureau et rédige l’accord que lui réclame sa fille. Elle portera désormais son nom, et il en est fier. Il organisera une petite fête et lui offrira un beau cadeau, un bijou qu’il fera choisir par Berta Geissmar, sa secrétaire.
Distraitement, le chef d’orchestre écoute la radio qu’il allume dès le matin. Les programmes musicaux n’ont guère changé depuis l’arrivée au pouvoir des nazis. La seule nouvelle mélodie, c’est le discours politique jusqu’à la nausée. Goebbels tient sa radio et donne le tempo. Il en est le maître et la voix. Chaque discours de Hitler est radiodiffusé.
Furtwängler tend l’oreille. La Symphonie n° 40 de Mozart lui paraît bien rapide. Ce doit être Herbert von Karajan qui la dirige. Un nazi celui-là, un vrai membre du parti. Furtwängler ne l’aime guère. C’est un ambitieux prêt à toutes les compromissions.