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— Nous devons rentrer, dit Eva. Il va bientôt être l’heure de dîner.

Exceptionnellement, Rodolphe n’insiste pas pour rester encore une minute ou deux. Sur le chemin du retour, ils passent devant le Reichstag en ruine. Des ouvriers sortent d’une blessure dans le mur de la grande façade. Les poutres de fer du toit se découpent dans le ciel tiède. On dirait les côtes d’une poitrine qui saillent d’un corps en putréfaction.

La fin d’après-midi est lourde et grise. Les orages ne devraient plus tarder. Dans Friedrichstrasse, des étendards rouges frappés de la croix gammée pendent sur la façade du musée de la cire. Sur le tourniquet du kiosque à journaux, il y a des photos de Hitler. Même en le faisant tourner on ne peut pas échapper à son regard noir. Une femme hésite entre celle où il est de trois quarts, sévère et lointain, et l’autre où il pose en uniforme, une expression de colère sur le visage. Un vieil homme en complet veston discute du discours du Führer, une cigarette aux lèvres, en cherchant de la monnaie pour payer son journal.

— Notre bien-aimé Führer a su rétablir l’ordre, dit-il. Röhm et toute sa bande ont fomenté un coup d’État et ils ont payé. C’est aussi simple que ça.

Dans un bar, à côté, des hommes jouent au billard sous les regards rieurs de gros types qui font des ronds de fumée bleue avec leurs longues pipes de faïence, en buvant du thé ou de la bière. Quand ils rient bruyamment, on voit leurs grosses dents jaunes. Ceux-là, se dit Rodolphe, ils ont dû faire la Grande Guerre avec la France ou peut-être la Russie. Ils ont été dans les tranchées, de vrais héros. Ça se voit à leurs regards un peu fous et à leurs balafres. La plupart des hommes ont des histoires de guerre à montrer dans leur chair.

Rodolphe en voit souvent, des gueules cassées, sur Unter den Linden. Le dimanche. Pour les éclopés, le dimanche c’est bon pour la manche, à la sortie des offices. Des visages de monstres, pires qu’à la foire. Un qui donne l’impression de se gondoler éternellement parce qu’un éclat de fer lui a fendu la frimousse de ses vingt ans. Il vient tout le temps avec son copain aveugle qui dodeline du chef sans arrêt. Il doit y en avoir du barouf de bataille dans cette cervelle, quelque folie qui y est entrée et qui ne veut plus ressortir. Un autre pousse sa carriole avec deux fers à repasser, en tintinnabulant sur le pavé. Clic-cloc, clic-cloc, notes bien régulières, c’est le bruit du sans-jambes. On l’entend de loin. Quand il pleut, il se réfugie sous le pont de chemin de fer et perd son reste de vie à tendre son petit chapeau mou, pour quelques pfennigs, le regard suppliant.

10

Le 1er août 1933, Furtwängler écrit aux membres de son orchestre :

Messieurs,

Le Führer et le gouvernement du Reich m’ont donné l’assurance que l’Orchestre philharmonique de Berlin sera à tout prix sauvegardé. M. le Ministre du Reich Gobbels a mis pour condition à cet engagement que la responsabilité totale de l’orchestre me soit confiée dans les domaines musicaux et les questions de personnel. Je compte donc qu’aucun trouble ne se produira plus à l’avenir au sein de l’orchestre. Sans ma présence et mon accord, aucune décision ne peut être prise. Mon lien de douze années avec vous, mes chers messieurs, doit vous assurer que toutes mes démarches n’ont en vue que l’intérêt de l’orchestre.

Szymon Goldberg a lu cette lettre, plusieurs fois. Elle ne lui inspire que de la crainte. Il respecte profondément son chef d’orchestre mais les événements prennent une mauvaise tournure.

Szymon a toujours l’air un peu triste quand il joue du violon. C’est sa nature, on le dirait éternellement mélancolique. Il fixe son archet parfois, en louchant presque, puis son regard s’évapore dans la musique qui vibre sous ses doigts. Furtwängler trouve qu’il est l’un des meilleurs de sa génération. Il l’a rencontré quand il jouait à Dresde.

— Je vous invite à rejoindre le Philharmonique de Berlin, lui a déclaré le chef d’orchestre, avec solennité.

Szymon Goldberg a suivi Furtwängler. C’était en 1929.

— Combien de beaux concerts avons-nous donnés, monsieur Goldberg ?

— Je ne les ai pas comptés. Des centaines.

Le violoniste a les traits tirés. Son visage rond exprime une profonde angoisse. Une sorte de résignation, aussi.

— Il ne m’est plus possible de rester. C’est fini.

— Je ne peux pas le croire, s’énerve Furtwängler. Je vais tout faire pour que vous soyez protégé.

La nouvelle administration a signifié à Furtwängler l’obligation d’arianiser son orchestre. L’ordre vient de Goebbels lui-même, le nouveau ministre de la Culture. Plus aucun Juif ne doit figurer dans aucun orchestre.

— Goebbels dit beaucoup de choses, tout est négociable avec lui.

Furtwängler sait convaincre le nouveau ministre sur beaucoup de sujets. En droit, le docteur Goebbels a la haute main sur l’orchestre, dans les faits, c’est Furtwängler qui gouverne. Le Philharmonique est devenu son objet au fil des années, il décide tout et ne laisse personne lui faire de l’ombre. Goebbels assure une position confortable aux musiciens, une sécurité qu’ils n’avaient plus. Le chef d’orchestre garde tout son pouvoir.

— Vous pouvez rester. Je peux aller voir Goebbels et lui parler, il m’écoutera. J’ai encore de l’influence.

Goldberg dévisage froidement Furtwängler, d’un regard comme un point d’interrogation, où la tristesse se mêle à l’exaspération. Le chef est donc d’une naïveté déconcertante, incapable d’admettre que, au jeu des luttes d’influence, il finira par perdre. L’orgueil l’aveugle.

— Si je reste, ils finiront par me tuer ou me jeter en prison.

Furtwängler se lève. Son bureau lui semble étroit tout à coup. Il y empile des partitions depuis presque vingt ans. Des dossiers traînent un peu partout. Il n’y a guère que Berta Geissmar qui s’y retrouve.

— Qu’allez-vous faire ? Retourner en Pologne ?

Goldberg a un sourire amer.

— Impossible. Les Polonais non plus n’aiment pas les Juifs. Non, ce n’est pas une solution, vous le savez très bien.

Furtwängler secoue la tête comme pour chasser de mauvaises idées.

— Je vous protégerai, insiste-t-il d’une voix sombre. J’ai beaucoup de relations, y compris dans l’armée. Tout n’est pas perdu. Je peux encore m’exprimer. La politique, vous savez, ça va ça vient. Les nazis ne resteront pas toujours au pouvoir.

Goldberg n’ose pas regarder le directeur du Philharmonique de Berlin dans les yeux.

— Vous n’êtes pas juif, monsieur. Vous ne savez rien des persécutions.

Furtwängler se rassoit, pose ses deux coudes sur la table et joint les mains pour y appuyer son menton.

— J’aimerais que vous jouiez le concerto de Mendelssohn, la saison prochaine. Je crois que vous êtes le meilleur pour cette pièce.

Goldberg reste un instant silencieux, ses yeux parcourent les partitions étalées sur le bureau de Furtwängler. Aucune expression ne trahit ses sentiments.

— C’est impossible, dit-il froidement. Je dois résilier mon contrat.

Furtwängler a un geste d’agacement. Ses doigts fébriles trahissent l’agitation de son esprit.

— Vous ferez comme vous voudrez.

— Je ne veux pas que la police vienne m’arrêter au Philharmonique. J’ai déjà reçu des menaces. Dans une semaine, peut-être deux, je serai en France avant de rejoindre l’Angleterre.

— On va vous demander pourquoi vous souhaitez résilier votre contrat. On risque de vous refuser votre visa de départ si jamais vous dites que vous nous quittez par peur des représailles antisémites.

— Je sais. Ce n’est pas facile. On va être licenciés et on risque l’internement, ma femme et moi.