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— Comment allez-vous faire ? Vous êtes un personnage très connu !

— Je vais organiser une conférence de presse avec surtout des journalistes américains où je déclarerai que je quitte l’orchestre parce que je ne peux pas concilier ma carrière de soliste et mon travail de premier violon solo de l’orchestre.

— Quand comptez-vous faire cela ?

— La semaine prochaine.

Furtwängler serre les mâchoires. La colère le submerge, il tente de se contenir.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur Goldberg ?

— Rien, je vous remercie. Vous avez déjà fait beaucoup.

Furtwängler ne cherche pas à cacher sa déception. Le meilleur élément de son orchestre s’en va. Il faut se rendre à cette évidence. Personne pour le remplacer vraiment. Gilbert Back, premier violon, va partir lui aussi. Nikolaï Graudan, premier violoncelle solo, va le suivre. Ils ne sont pas nombreux, les Juifs du Philharmonique, mais ce sont parmi les meilleurs éléments.

— Cette saison, j’ai programmé le Mathis der Maler de Hindemith, dit Furtwängler pour passer à autre chose. Göring m’a fait savoir qu’il avait l’intention de l’interdire. Trop dégénéré pour lui. L’hôpital qui se moque de la charité. Göring, cette espèce de tante déguisée en maréchal. Lui, il ne peut pas me voir.

Le chef d’orchestre tambourine de ses longs doigts sur la table.

— Je ne sais pas combien de temps nous pourrons tenir. Nous vivons tous au présent depuis que ces imbéciles ont pris le pouvoir. Vous n’imaginez pas la pression que fait peser ce régime sur mes épaules. En permanence, j’ai Göring et Goebbels sur le dos. Pas une semaine sans qu’ils me téléphonent. Je suis au centre de leurs querelles, comme un bout de ferraille entre le marteau et l’enclume.

— Je vous comprends. Au revoir, Maître. Je serai aux répétitions, cette semaine.

Le soliste magnifique se lève. Ses yeux sont humides. Il se dirige vers la porte et l’ouvre d’un geste hésitant.

— Vous savez, monsieur Goldberg, je ne suis pas souvent d’accord avec mon ami Hindemith. Parfois, on s’oppose fermement. Il n’a pas la même conception de la musique que moi. Mais peu importe, je vais le défendre jusqu’au bout. Et vous savez pourquoi ?

— Je crois savoir, monsieur.

— Personne n’a le droit de persécuter un artiste. C’est une chose qu’il ne faut jamais laisser faire. Ça ne devrait pas exister.

Furtwängler regarde par la fenêtre. La rue est calme en cette fin d’après-midi. De longs rideaux de pluie font comme des vagues le long des murs couverts d’affiches du parti nazi. Une femme en noir, une veuve de guerre, au chignon gris, se courbe sous son parapluie, un cabas serré contre la poitrine.

Berta Geissmar entre dans le bureau et tend au chef une lettre signée de la main de Göring. Le musicien ne prend même pas la peine de la lire.

— Göring nous interdit de donner le Mathis der Maler, annonce Berta.

Furtwängler hausse les épaules et déchire la lettre.

— Je pensais pourtant que l’intérêt de Hindemith pour la musique folklorique aurait pu faire plier cet imbécile de Hermann Göring.

— Hélas, non. De plus en plus, ils vont nous imposer les compositeurs qu’ils désirent.

— Vous savez, Berta, il a fait la guerre, Hindemith, la Grande, en Alsace et en Flandre. Il a vécu les tranchées et l’horreur. Il m’a raconté qu’il a appris la mort de Debussy par la radio, en 1918. Il a organisé un petit concert sur le front, entre deux assauts, pour saluer la mémoire du compositeur français. Ce soir-là, il n'y avait plus de tranchées, ni de politique ou de haine entre les nations.

— Ce n’est pas un antinazi, Hindemith, dit Berta. Ni un partisan. Juste un musicien qui s’exprime.

— Vous avez raison. Et il me vient une idée.

Furtwängler se raidit.

— Hindemith a orchestré des passages de son opéra et on va les jouer en concert, comme si c’était une symphonie. On verra bien ce que dira le gros Göring.

Rentré chez lui, il retrouve la solitude. Zitla n’est pas là. Il s’assoit au piano et joue une mélodie qu’il fredonne depuis quelque temps. Il songe à écrire un concerto symphonique pour piano. Sur une feuille à portées, il pose des notes et un accord.

— Ce sera la mélodie du premier mouvement, dit-il à haute voix, comme si quelqu’un, assis dans l’ombre, l’écoutait.

Un foulard de cachemire est jeté sur le dossier d’un fauteuil. Zitla a donc dû passer cet après-midi ou dans la soirée. L’écharpe a retenu son parfum musqué. Le parfum de leur première rencontre.

Un 4 décembre 1922. Il dirige Fidelio, à Copenhague. Après le spectacle, le directeur de la musique danoise, un grand type un peu maladroit, l’invite à dîner, flanqué d’autres amis trop heureux de partager une heure ou deux avec le chef d’orchestre. Une jeune femme, Zitla, est emmitouflée dans une épaisse fourrure grise qui ne laisse voir qu’un long collier de perles pendues à son cou fragile. Elle a des manières de grande bourgeoise, blonde, cheveux courts serrés dans un bandeau où flotte une plume noire. Un visage lumineux, d’une insolite lumière froide. Son regard bleu pur décontenance le musicien à la première œillade. Quand elle ôte son grand manteau, elle apparaît dans sa luxueuse beauté, une robe piquée de perle et de strass, légère et courte, fluide sur ses jambes gainées de soie noire.

Zitla a le même âge que Furtwängler. Il parvient à s’asseoir à côté d’elle et à nouer la conversation malgré les innombrables flatteurs qui traînent autour de la table. Il parle de Wagner et de Mozart. Elle écoute, comme détachée.

Ils se revoient le lendemain, lors d’une répétition. Furtwängler joue sur le piano du Théâtre royal de Copenhague quelques mesures du Te Deum qu’il a composé à l’âge de dix-neuf ans. Puis une sonate pour violon sur laquelle il travaille depuis des années sans jamais parvenir à la finir.

— Le temps est jaloux, dit-il. Il ne me laisse pas le loisir de m’appesantir sur ma propre musique.

Ils se marient à Saint-Moritz, quelques mois plus tard. Le bonheur est avare, il ne dure qu’une saison de ski, un été tourmenté où la passion s’étiole, et puis vient la chute, lente et certaine. Furtwängler a un quatrième enfant, un « naturel », comme on dit. Il le reconnaît. Zitla est meurtrie, jusqu’au désespoir.

— Je t’ai tout expliqué, dit à voix basse le musicien en reposant le foulard. Je me suis expliqué… Ce n’était pas une tromperie anodine. L’enfant est né trois mois après notre mariage. Il a été conçu avant notre rencontre. Que puis-je faire ?

Sa conscience lui dicte ses excuses, une tricherie comme une autre avec ce qui est écrit dans le grand livre du destin.

Zitla et Wilhelm se sont séparés très vite, en 1931. Une mauvaise année. Le nazisme poussait déjà son mufle dans les rues de Berlin. Par endroits, les arrière-cours empestaient la misère. On vivait dans des tonneaux, on payait le pain avec des brouettes de billets. Dans les rues, rôdaient ces types aux trognes d’hommes de troupe avec leurs brassards à croix gammées. Un air fétide les suivait, rampant dans les rues toutes raides d’hiver.

Furtwängler va jusqu’à la cuisine. Souvent, Zitla laisse un mot sur la table pour donner quelques nouvelles. Il aimerait la voir, ce soir, sentir sa présence électrique, écouter sa voix grave. C’est aussi simple que ça.

Le décor qui l’entoure est comme peuplé de milliers de petits êtres qui lui chuchotent des mélodies, des bribes symphoniques qui se mélangent en une mystérieuse cacophonie. Il en rit presque. On dirait de la musique d’avant-garde, de celle que composent ces jeunes musiciens qui ne respectent plus les règles des anciens. Ceux qui font de la théorie au lieu d’écouter le public, ce puissant souverain. Il a souvent parlé de ça avec Hindemith, sans tomber d'accord.. Furtwängler croit dans le public. Il dit qu’il est tout et ne se trompe pas. Ne pas l’écouter, c’est s’égarer.