Il ouvre son carnet de notes, griffonne quelques mots et réfléchit. Les nazis attaquent Hindemith de toutes parts. La moitié de sa production qu’ils qualifient de bolchevisme intellectuel est interdite. Le compositeur occupe pourtant des fonctions officielles, il enseigne la composition à la Haute École de musique. Goebbels, qui n’en est pas à une contradiction près, a dit de lui, il n’y a pas six mois, qu’il était l’un des plus brillants compositeurs allemands du xxe siècle. Prendre sa défense est un acte politique. Furtwängler s’est juré depuis longtemps de ne jamais faire de politique. Hindemith non plus. Hindemith non plus, il s’en moque. Mais il est marié avec une Juive et il a fréquenté Brecht et Kurt Weill. Furtwängler écrit :
Hindemith ne s’est jamais engagé en politique. Vers quel avenir allons-nous, si les méthodes de dénonciation politique sont appliquées au domaine de la musique ? Plus encore, et cela doit être très clair : nous ne pouvons pas nous permettre de renoncer à un talent comme Hindemith.
Le 25 novembre Wilhelm fait paraître « Le cas Hindemith » dans le Deutsche Allgemeine Zeitung, l’un des plus importants quotidiens d’Allemagne. Un article en réponse aux attaques nazies contre le compositeur. Le ton est offensif, mais il évite de trop froisser les autorités.
Un vrai scandale.
— Furtwängler défend les musiciens dégénérés et enjuivés, tonne Goebbels. Il déshonore le Reich et notre Führer.
Le public se tait. Il ne peut plus prendre parti, dire le fond de son âme. Trop dangereux. Aucun journaliste n’a l’audace de lever le nez. Mais le public sait dire le fond de son âme. À la représentation de Tristan, il applaudit Furtwängler pendant vingt-cinq minutes. Devant Göring et Goebbels et tout l’aréopage en grands uniformes. Une insulte. Göring en parle à Hitler en personne. Dans les jours qui suivent, le chef d’orchestre démissionne de tous ses postes et se retire dans les Alpes bavaroises, dans le calme et la lenteur des journées de neige. Il passe des heures à se promener dans les forêts jusque sur les flancs des montagnes. Il skie et il aime ça. N’être plus celui que tout le monde sollicite pour une faveur ou une autre. Il a commencé à écrire son concerto symphonique pour piano. Dans sa vie, chaque fois que le destin l’entrave, il se tourne vers la composition. La musique lui parle et le console. Avant son départ pour les Alpes, les nazis lui ont retiré son passeport. Il n’y a guère qu’Erich Kleiber qui l’a soutenu en démissionnant de son poste à l’Opéra d’État de Berlin, le Staatsoper Unter den Linden. Kleiber aussi est parti sur les routes de l’exil.
Christa Meister l’a appelé pour le féliciter.
— Ton courage m’a mis du baume au cœur, a-t-elle dit. Je continue de chanter mais je ne sais pas jusqu’à quand.
— J’ai demandé une audience auprès de Goebbels. Je dois tirer tout cela au clair.
— Ils ne peuvent rien contre toi. Mais tu sais pourquoi Göring interdit Mathis der Maler…
— Il n’est pas très clair…
— Ne fais pas le naïf. Voyons, Wilhelm, tu connais le livret. C’est l’histoire d’un artiste qui lutte pour pouvoir s’exprimer. Comment veux-tu qu’un nazi tolère ça ! Ce n’est pas d’art dégénéré qu’il s’agit mais de liberté. Ni la musique, ni l’homme ne sont en cause.
— On va jouer la version symphonique.
— Et ils ne trouveront rien à redire. Parce que ce n’est que de la musique et qu’au fond elle n’est pas plus dégénérée qu’autre chose. Une partition exprime des sentiments et des émotions, moins des idées. Un livret, c’est autre chose.
— Oui, bien sûr… Tu as raison.
— J’ai lu ce livret, Wilhelm.
— Moi aussi, forcément.
— Le personnage de Mathis lutte jusqu’au bout. Il défend la cause des opprimés…
— Mais ils finissent par se retourner contre lui !
— Oui ! Mais Mathis comprend que c’est dans son art qu’il peut le mieux servir l’humanité. Et il en meurt, tu comprends. Pas de concessions.
Furtwängler ne sait pas quoi répondre. Le sujet de l’opéra le renvoie à lui-même, les mots de Christa le blessent. Il en a fait, des concessions, à Goebbels, et il en fera encore. Le ministre est redoutablement intelligent, pour garder le chef il peut lâcher un peu de lest. C’est le prix à payer pour rester en Allemagne.
— Hindemith va partir, ajoute Christa. Tu peux en être sûr.
— Je le pense aussi.
— Méfie-toi de Goebbels, Wilhelm. C’est le plus dangereux de tous.
— Je sais.
Goebbels a compris que Furtwängler restera jusqu’à l’extrême limite. Il a senti que les idées du chef, son engagement contre le régime, se confondent avec son orgueil d’artiste qui veut tout diriger et qui n’aime pas être contredit. Les idées dans une main, dans l’autre l’ego. Il sait que Furtwängler ne partira pas d’Allemagne car il craint de perdre son statut de demi-dieu. Les jeunes loups comme Karajan n’attendent que ça.
Depuis 1933, Göring veut s’approprier le chef d’orchestre. Goebbels n’a jamais pu cacher sa rivalité envers le maréchal obèse. Göring a nommé Furtwängler conseiller d’État, titre prestigieux mais vide, irrévocable. Göring est un vrai prédateur, il sait s’y prendre pour piéger les hommes qui aiment les honneurs. Le titre de conseiller d’État ne peut pas être annulé sans une décision spéciale du Führer, et en cas de meurtre ou de trahison. Pour compromettre une personnalité, il n’y a pas mieux. De son côté, Goebbels, dès son arrivée au pouvoir, bombarde le célèbre musicien de titres : Reichskultursenator, vice-président de la Reichsmuzikkammer. Le musicien accepte, parce qu’il a toujours été un homme d’influence.
La rivalité entre Göring et Goebbels prend des tournures perverses. Göring interdit l’opéra de Hindemith parce que le Staatsoper est placé sous sa tutelle. Goebbels va autoriser la version symphonique qui sera jouée par le Philharmonique, parce que l’orchestre est directement sous son autorité. Il marque un point dans sa rivalité avec Göring et laisse croire au chef d’orchestre orgueilleux qu’il demeure un homme libre.
Au-dessus de cette foire d’empoigne, Hitler observe et compte les coups. C’est lui qui sifflera la fin de la partie.
11
28 février 1935. Furtwängler saute dans un taxi. Berlin est figé dans le froid matinal. Sur la Sprée, de lourdes péniches peinent en direction du port, traçant leur route dans la brume comme des vaisseaux fantômes.
— Vous êtes monsieur Furtwängler ? demande le chauffeur en jetant un œil dans le rétroviseur.
— Oui, répond le chef d’un ton maussade.
— J’ai lu l’article que vous avez fait paraître dans le journal. Félicitations !
— Merci.
— C’est pour cela que vous vous rendez au ministère ?
— Une affaire personnelle.
Le chauffeur s’excuse de sa curiosité. Furtwängler ne relance pas la discussion. Les espions sont partout. Les travaux sur la Wilhelmplatz obligent à faire un détour en passant derrière le palais Radziwill que le régime a décidé de transformer en chancellerie et à quitter la Wilhelmstrasse, l’artère principale. La dernière fois que le chef d’orchestre a mis les pieds dans cet antre du pouvoir, c’était pour rencontrer Hitler lui-même, en 1932, à l’hôtel Kaiserhof. Il s’en souvient comme si c’était hier.