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— Nous serons élus, avait prévenu celui qui devait devenir le Führer du peuple allemand.

Furtwängler ne l’avait pas pris au sérieux. Le mépris est toujours mauvais conseiller. L’homme au physique de garçon coiffeur tient à présent le destin de l’Allemagne dans ses mains qui paraissent fragiles. Il l’éventre, son pays, le balafre, en tous sens, fait sortir de terre le monde d’en dessous, celui des mauvais génies. Des grues et des bennes vont et viennent. Berlin est devenu un vaste chantier qui patauge dans la boue froide. L’Allemagne n’est plus à genoux devant l’Europe. Elle accueillera les jeux Olympiques dans un an.

Le taxi s’arrête derrière un camion chargé de gravats. Une barrière interdit d’aller plus loin.

— Vous devez continuer à pied, dit le chauffeur en glissant sa monnaie dans la poche de sa veste.

Les arbres de la place ont disparu. À côté de la station de métro, d’énormes pelles mécaniques creusent ce qui fut le parc. Leurs mandibules de fer lâchent des panaches de fumée noire à chaque prise. À ce qu’il se murmure, le nouveau régime construit des bunkers souterrains. La guerre n’est pas loin.

Furtwängler se présente au ministère de la Culture et de la Propagande, ce n’est pas la première fois qu’il vient jusqu’ici, et certainement pas la dernière. Une secrétaire en tailleur trop étroit pour son corps gras le conduit jusqu’à l’antichambre du ministre.

— Veuillez patienter ici, le docteur Goebbels ne va pas tarder.

Il attend, l’esprit occupé par ce qu’il va déclarer au ministre. Les minutes passent. Les murs résonnent des paroles lointaines des fonctionnaires. Des pas grincent sur les parquets vernis. Le chef d’orchestre déteste les retards. C’est l’un des rares motifs qui peut le mettre hors de lui. La porte s’ouvre dans une sorte de fracas de métal qui le surprend. Un huissier en habit surgit.

— Venez, monsieur Furtwängler.

Goebbels est assis à son bureau et se lève pour saluer le chef, le visage impassible. Il est petit et infirme. Pas du tout le genre arien qu’il défend dans ses discours-fleuves. On dirait plutôt un Italien ou un homme du sud de la France. Son nez aquilin taille son visage maigre où percent ses yeux très noirs, comme ses cheveux. Visiblement, il vient d’avoir une conversation avec son maître car il est ombrageux.

— Vous avez demandé à me voir, docteur Furtwängler, dit-il d’une voix sèche. J’imagine que c’est pour me parler de vos récentes déclarations ?

Furtwängler va pour répondre, mais le ministre l’interrompt en levant la main droite.

— Vous souhaitez donc démissionner de votre poste de chef principal de l’Orchestre philharmonique, de directeur du Staatsoper et de vice-président de la Chambre de musique du Reich. Rien que ça ! J’accepte votre démission et je vais charger mes services des questions administratives et financières vous concernant. Vous voudrez bien vous rapprocher de monsieur Göring en ce qui concerne le Staatsoper qui se trouve sous sa responsabilité et non la mienne.

Goebbels pose ses deux mains à plat sur le cuir de son bureau, la mine fermée.

— On connaît votre position sur les Juifs. On sait que vous avez facilité le départ de beaucoup d’entre eux. Je vous demande de cesser d’utiliser votre renommée pour protéger des ennemis du Reich.

Furtwängler ne parvient pas à se contenir.

— Vous avez profité de mon absence, lors d’une série de concerts, pour exclure du Berliner tous ceux que vous avez classés comme des « non-ariens ». Vous avez persécuté Berta Geissmar, ma secrétaire, parce qu’elle est juive. Elle a dû partir, elle aussi. Quand je suis revenu, je me suis retrouvé devant le fait accompli. Sans Berta, je suis totalement incapable de prendre la moindre décision administrative.

Goebbels prend quelques notes.

— La vie est devenue impossible pour les musiciens comme moi. Beaucoup de nos meilleurs interprètes sont juifs. Vous confondez les critères de race et de qualité. C’est inadmissible.

Goebbels repousse son gros stylo-plume d’un geste de colère.

— Ce n’est pas à vous, docteur Furtwängler, de nous dicter notre conduite. Notre bien-aimé Führer a décidé de nettoyer le Reich des bandits juifs qui ont trop longtemps agi. Ni vous ni vos amis ne parviendront à nous écarter de cette mission historique que le peuple allemand nous a confiée.

— Il ne me reste plus qu’à quitter ce pays. Ma patrie. La terre de mes ancêtres.

Goebbels a un sourire carnassier qui se veut sympathique.

— Personne ne vous y oblige.

— Si, répond Furtwängler, en haussant le ton. Vous, vous et toute votre clique m’y obligez.

Il a dit ces derniers mots en pointant son index vers le ministre.

Goebbels le fixe dans les yeux, laissant s’exprimer silencieusement sa colère froide.

— J’ai l’intention de vous demander de prêter allégeance à notre Führer, comme chaque Allemand doit le faire.

— Tout le monde ne prête pas allégeance, et certainement pas moi.

— Nous pouvons vous y contraindre, docteur Furtwängler.

— Je quitterai le pays.

— C’est une possibilité que vous êtes libre d’envisager. Mais songez à celles et ceux que vous laisseriez derrière vous.

— C’est une menace ?

Goebbels lève les bras comme si le chef d’orchestre venait de sortir une énormité.

— Ce n’est pas une menace, docteur Furtwängler. Juste une préoccupation, une inquiétude, pour vos enfants, vos femmes et votre maman. Car, n’oubliez pas l’essentiel…

— L’essentiel ?

— Ce serait un voyage sans retour. Vous quitteriez le Reich sans aucune possibilité de revenir.

Furtwängler encaisse, blême. Ses lèvres tremblent de rage. Goebbels retrouve ce sourire enjôleur qu’il a souvent sur les bandes d’actualité et qui n’est que l’expression de sa victoire.

— Combien avez-vous de maîtresses, docteur Furtwängler ?

— Cela ne vous regarde pas !

— Et des enfants. Combien en avez-vous abandonnés ou laissés dans l’inconnu ?

— Aucun, je les ai tous reconnus.

— C’est une bonne chose. D’ailleurs, ces ragots ne m’intéressent pas. Notre Führer, par contre, déteste les vies dissolues.

Furtwängler se sent pris d’une sorte de bourdonnement interne. Il n’a plus de mots, ne sachant plus quelle carte abattre.

— Comme je vous l’ai écrit, je ne souhaite plus avoir aucune fonction au sein du Reich. Je veux redevenir un chef libre de diriger comme bon lui semble.

Goebbels s’appuie sur le dossier de sa chaise et croise les mains devant lui.

— Vous avez de la chance, docteur Furtwängler.

— J’ai connu mieux, en matière de chance !

— Ne plaisantez pas. Votre chance, c’est d’être une sorte de trésor national. Notre bien-aimé Führer est très attentif à chacun de vos faits, à chacun de vos gestes. Il ne lui a pas échappé que vous ne faites jamais le salut nazi, par exemple. Je lui ai fait lire l’article que vous avez commis contre nous et donc contre sa personne même. Il ne s’est pas mis en colère comme je pouvais le redouter. Il a pour vous une bien étrange patience.

Goebbels se redresse et plaque sa main sur un maroquin de cuir rouge.

— Cela pourrait ne pas durer. Déjà, vous vous êtes mis à dos le maréchal Göring. Le Reichsführer SS Himmler vous déteste. Dans quel monde vivez-vous, docteur Furtwängler ?

— Le même que vous, monsieur le ministre.

— Je ne pense pas. Il faut être assez peu conscient des réalités de la vie pour venir marchander dans mon bureau votre future carrière.