L’expression qui se fige sur le visage de Goebbels laisse deviner qu’il est prêt à céder quelque chose. De plus en plus, il fait de la musique l’un des piliers de sa propagande, surtout le répertoire des génies du passé : Bach, Mozart, Beethoven ou Brahms, que Furtwängler vénère et qui met de côté la modernité. Il n’ignore pas que le chef n’aime pas les jeunes compositeurs qui veulent déconstruire le romantisme. C’est sans doute le seul point qui les réunit.
— Vous avez voulu abandonner le Berliner, mais vos musiciens vous ont supplié de rester. Votre public aussi. Cet immense public.
Goebbels fixe la fenêtre de son bureau. Il s’est mis à neiger. On entend, au loin, le grondement des moteurs des mécaniques qui percent la ville.
— Pourquoi ne voulez-vous pas reconnaître qu’Adolf Hitler est le seul maître de la politique en Allemagne ?
La question agace Furtwängler.
— Ce serait bien difficile de penser le contraire. Votre Führer est partout et s’occupe de tout.
Une évidence, mais aussi un piège. Le regard de Goebbels s’enflamme.
— Si vous le reconnaissez, j’accède à ce que vous me demandez. Je dois rédiger un communiqué de presse pour clore cette triste affaire. Que décidez-vous ?
— Je reste dans mon pays, mais en échange vous voudrez bien préciser, dans votre communiqué, que je me démets de toutes mes fonctions officielles et que je ne participerai plus à votre politique culturelle.
12
Le 3 mai 1935, à Berlin, Furtwängler dirige un programme consacré à Beethoven dans la salle de la Philharmonie. Le public s’est massé dans la rue. Le printemps est encore frais. Quelques voitures des officiels du régime sont garées en face de l’entrée. Des drapeaux à croix gammées sont fichés au bout de leurs longs capots noirs.
— Mauvais présage, dit Franz Justau, le régisseur du Berliner, en mettant le nez à la fenêtre.
— Pourquoi dites-vous cela ? demande Furtwängler qui doit signer des papiers administratifs frappés de l’aigle hitlérienne.
— Si les seconds couteaux du régime sont en avance, cela signifie que les gros poissons ne vont pas tarder.
— Vous croyez ?
— Aucun doute là-dessus. On aura au moins Göring et Goebbels.
— Je n’ose pas croire que leur patron pointera le bout de sa moustache…
— Qui sait !
Franz Justau n’en dit pas plus mais la chancellerie du Reich l’a prévenu qu’il y a de fortes chances pour que le Führer « honore de sa présence » le concert de ce soir. Il pénétrera dans la salle à la dernière minute, comme toujours, pour soulever un tonnerre d’applaudissements. Mais peut-être changera-t-il ses plans, comme il le fait une fois sur deux.
Furtwängler épingle son stylo dans une poche intérieure de son veston.
— Je vais me préparer.
En descendant jusque dans les coulisses, le chef croise le percussionniste, un jeune musicien à la moustache noire et au regard naïf.
— Comment allez-vous ?
— Bien, Maître. Ma femme vient d’accoucher de notre premier enfant. Une fille.
— Toutes mes félicitations ! Quel prénom lui donnerez-vous ?
— Isolde.
— Ce sera une grande et belle dame alors !
— Merci, Maître. Nous allons donner une magnifique Neuvième ce soir.
— Oui. Je compte sur vous, ne me quittez pas des yeux. Faites trembler les murs de cette vieille maison !
Le percussionniste sourit. Furtwängler lui demande souvent de porter les crescendos des roulements de timbales jusqu’au paroxysme, parfois jusqu’à couvrir tout l’ensemble. C’est selon son humeur. Dans ces moments, il a l’impression d’être seul avec son chef, de communier avec lui, par le seul lien des regards tendus l’un vers l’autre.
Deux musiciens l’attendent devant la porte de la loge.
— Bonjour, messieurs.
— Bonjour, Maître. On aurait aimé vous parler.
Au regard qu’un des deux musiciens jette autour de lui, le chef d’orchestre comprend.
— De qui s’agit-il ?
— De Kurt Wiesenthal, le bassoniste qui a dû partir, il y a deux mois.
— Que lui arrive-t-il ?
— Il a été emprisonné.
— Vous savez pourquoi ?
Furtwängler aperçoit l’altiste qui a été nommé en remplacement du vieux Wiesel, un virtuose, écarté parce que juif.
— Nous parlerons de tout cela plus tard. Passez à mon bureau. Disons demain, dans l’après-midi. Mais je n’ai plus guère de pouvoir. Si ce n’est celui de la musique.
Furtwängler se retire dans sa loge, ouvre l’armoire et décroche son costume. Il a dirigé des centaines de fois la Neuvième Symphonie de Beethoven. La première fois, il n’avait pas trente ans. Un critique l’avait cinglé en se moquant de sa gestique désordonnée. Il s’en souvient encore, c’est pourtant cette étrange façon de vivre la musique qui l’a porté au sommet.
Sa baguette est posée devant le miroir. Il s’observe un moment en ajustant son nœud papillon. De gros cernes charbonneux creusent ses yeux. De nouvelles rides sont apparues sur son front. Il ne les avait pas encore remarquées.
On frappe à la porte. Trois coups nerveux. Le chef n’aime pas qu’on le dérange juste avant un concert. Il a un besoin vital de cet instant pour faire le vide en lui.
— Entrez !
Un grand type d’une cinquantaine d’années se présente, en costume de gala, les cheveux gominés. Un officiel du régime.
— Heil Hitler, Maître.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Je viens vous prévenir que notre bien-aimé Führer sera dans la salle ce soir. Le docteur Goebbels exige que vous fassiez notre salut.
— Sortez d’ici.
L’officiel tend le bras.
— Heil Hitler.
Furtwängler est hors de lui. Il attrape le radiateur qui chauffe la loge et le balance contre le mur.
— Saloperie de Goebbels, tu dois bien te moquer de moi, à présent.
Franz Justau accourt.
— Que se passe-t-il ? J’ai entendu un bruit énorme, comme un cataclysme.
Il lorgne le radiateur au sol, déglingué.
— On me demande de faire le salut nazi. Savez-vous ce que cela représente ?
— Oui. Je viens d’apprendre que Hitler va arriver d’un instant à l’autre. L’orchestre est en place.
Justau a l’air désemparé. C’est un fidèle de Furtwängler.
— Tenez votre baguette dans votre main droite quand vous saluerez. De cette façon, vous n’aurez pas à faire le salut nazi.
— Merci ! C’est une très bonne idée.
— Ils vont certainement chanter le Horst-Vesse- Lied. Vous entrerez après.
— Jusqu’où va continuer cette mascarade ?
Le public de la Philharmonie se met à vibrer tout à coup, comme pris d’une fièvre subite. Hitler vient d’arriver. La salle entière l’accueille d’un Seig Heil tonitruant. Furtwängler ferme les yeux.
— Nous sommes les meilleurs, monsieur Justau, et nous allons porter la musique jusqu’à son point incandescent. La plupart de ces idiots ne comprennent même pas le poème de Schiller que notre maître Beethoven a mis en musique.
Il se met à chanter :