— On va chanter la fraternité devant ceux qui la piétinent. C’est notre mission de ce soir.
— Oui, Maître. C’est à vous.
Le Horst-Vessel-Lied vient de se terminer. Une salve de trois Sig Heil suit. Puis le silence. Furtwängler entre dans la lumière. Blême. Le visage fermé, comme hébété, une boule dans la gorge. Le regard porté au loin, il feint d’ignorer Hitler, Goebbels et Göring qui clapent. Il n’a sans doute jamais eu autant d’applaudissements.
Il se tourne soudain. Regarde ses « Berliner » pendant un long moment. La salle est suspendue à ce silence lourd. Tout doucement, il abaisse la baguette, les violons frémissent, allant crescendo jusqu’au premier accord que le Berliner n’avait jamais donné avec autant d’énergie.
Les dernières mesures de la Neuvième montent vers les nuées. On y croise Dieu et les anges, et tout le divin et tout le peuple du ciel. D’un geste ample et beau, Furtwängler ralentit le tempo.
Incandescente, la voix de l’humanité se retire. Furtwängler fixe le percussionniste et donne une dernière impulsion, comme pris de rage. Le roulement des timbales bondit, la cymbale jette des éclats d’airain. Les violons manquent déraper, le chef les regarde pour les tirer à lui. Le dernier accord emplit la salle et s’enfuit tout là-haut. Le public se lève. Le chef ferme les yeux. Retient quelques secondes encore cette onde qui le soulève. Plus rien n’existe.
Furtwängler se tourne vers le public. Une profonde tristesse transparaît dans son regard. Les applaudissements redoublent. Il invite le Philharmonique à se lever pour saluer avec lui. Il est comme perdu, pauvre musicien dans un monde irréel. Avec sa baguette dans la main droite, il s’incline pour remercier. Une fois, deux fois… Il est au supplice. Goebbels lui jette des regards noirs, furieux. Il voudrait quitter la salle, disparaître. Mais Hitler est plus malin qu’il ne le croit.
Le dictateur se lève, comme s’il était ému, presque gêné, s’avance jusque devant le chef et fait un salut nazi discret, puis tend la main, un grand sourire de reconnaissance illumine son visage. La baguette de Furtwängler change de côté. Il prend la main de Hitler et la serre sèchement. Un photographe se tient juste à côté de lui. Les gros flashes au tungstène jettent deux éclairs blancs en sifflant.
13
— Nous ne pouvons pas rester un jour de plus dans ce pays. C’en est fini.
Christa Meister est très nerveuse. Un rien l’irrite. Elle passe d’une pièce à l’autre à grands pas comme si elle arpentait une scène de théâtre. Les portes des armoires claquent.
— Pour l’amour du ciel, Rodolphe, prépare ta valise.
Rodolphe va avoir treize ans. L’agitation de sa mère l’indiffère. Il chantonne une mélodie populaire que lui a enseignée Eva.
— Rodolphe, tu dois faire ta valise ! Et arrête de chanter cette mélodie stupide.
Où se trouve Eva, à présent ? Christa a déclaré qu’elle n’a plus l’argent nécessaire pour entretenir une gouvernante et l’a congédiée. Et puis la guerre arrive, on en est sûr. Dans les journaux, on ne parle que des conquêtes et des succès du Reich. Ça ne durera pas.
— Au revoir, Petit Homme, a dit Eva en embrassant Rodolphe. N’oublie pas que tu as juré de m’épouser quand tu seras un grand chef d’orchestre. Je t’attendrai.
Il a senti sa joue mouillée se presser contre la sienne. Une immense tristesse l’a envahi. Il s’est réfugié dans sa chambre et n’en est pas ressorti avant le lendemain. Il n’a jamais connu son père, et, maintenant, celle qui l’avait accompagné pendant ses longues heures de solitude s’en est allée. Celle qu’il aime dans le secret. Le secret qui rend l’amour sublime.
Il a parlé à sa petite statuette.
— Tu retrouveras Eva, a-t-elle dit.
— Tu es sûr ?
La figurine a cligné des yeux avec bienveillance.
— Nous partons au plus vite, lance Christa en farfouillant dans un tiroir rempli de papier. J’ai des appuis en Allemagne et en France, nous pourrons passer la frontière.
Rodolphe ne comprend pas très bien ce qu’on lui tait. Quitter l’Allemagne lui paraît irréel. Il n’y a souvent rien de rationnel dans les décisions de sa mère.
Jusqu’à présent, « ailleurs » représentait le vaste monde, une direction vague et imaginaire où Christa s’en allait et dont elle revenait avec des cadeaux et des souvenirs glorieux. Ailleurs figurait l’absence de son sein, de son parfum d’amande et de ses frous-frous.
Il a treize ans. Ailleurs, ça veut dire quitter l’Allemagne et ne plus pouvoir chercher son père. Quelque chose va se briser, une barrière s’abat lourdement dans son dos, entre le chemin du futur et le passé.
Le soir de cette annonce brutale, la nuit est agitée. Des cris montent partout dans Berlin, une rumeur qui enfle comme une grande tempête. Rodolphe se penche à la fenêtre. Des ombres gigantesques se meuvent le long des murs de Friedrichstrasse, sortes de pétroglyphes à forme humaine comme il y en a dans les récits à faire peur aux enfants. Un feu rougeoie plus haut dans la rue. Des jeunes en uniforme y jettent des meubles et toutes sortes d’objets qu’ils tirent d’un magasin, en hurlant des insanités. Ils viennent de casser la vitrine de Simon Mendelssohn, le marchand de fourrure qui porte le même nom que le compositeur. La veille encore, une grande étoile blanche était peinte à la chaux sur cette devanture. À présent, des éclats de verre brillent par centaines sur le sol. Un gamin saute à pieds joints sur le plus grand pour le briser en mille morceaux. On dirait des bouts de cristal qui scintillent à la lumière du feu. Du cristal, comme celui des baccarats du lustre du salon qui ont la forme de grosses larmes.
Rodolphe comprend les déclarations de sa mère. Il referme la fenêtre et se met au piano. Il joue les adagios des sonates de Beethoven. Tous. Les trente-deux. Pour Eva. Pour qu’elle ne parte pas dans les flammes, elle aussi. Il les connaît par cœur, ces sonates. Il termine par la « Pathétique ». Parce que le premier rondo est comme une petite voix qui rassure, qui revient et qui berce. Et qui s’enfle, déterminée, saccadée. La berceuse devient tourment avant de s’apaiser d’une coquetterie légère. Quand il finit, le pogrom enfle. On arrête des gens. Un grand incendie s’élève dans le ciel.
Christa Meister a eu des positions très dures vis-à-vis du régime, cette « sordide opérette », comme elle l’a déclaré à un grand journal étranger. Elle a refusé de chanter pour l’anniversaire de celui que tous les enfants du Reich, et son fils comme eux, appellent « notre bien-aimé Führer ». Étrange père, au-dessus de tous les autres, dont le visage dur se trouve partout étalé et qui sue en éructant depuis les tribunes.
Hitler avait adoré la voix de Christa. Avant de prendre le pouvoir, il lui avait adressé quelques dithyrambes signés de sa main. Histoire de dire à la cantatrice combien sa voix savait le transporter. Elle avait montré à son fils un de ces mots sucrés, après la prise de pouvoir du NSDAP, le parti du Führer, avec un sourire amer et l’air désemparé d’une femme libre qui doit dire son camp, dans l’immense solitude de la gloire.
Elle a choisi la rébellion, le parti lui a trouvé un grand-père juif, Edgar Rosenberg. Parfait pour la persécution. Christa n’a même pas connu son aïeul. Elle a protesté. Edgar Rosenberg avait été enregistré dans une paroisse catholique de Bavière, mais ce n’était qu’un converti. Elle a écrit à Goebbels qui n’a pas répondu. Des amis bien introduits lui ont dit que son dossier a été transmis à la SS de Himmler. Il faut quitter l’Allemagne au plus vite et tout abandonner.