Rodolphe s’est toujours cru catholique, comme sa mère. Il a fait sa première communion quelques mois avant cette nuit de Cristal. Depuis sa plus tendre enfance, on lui a appris à détester les Juifs. Ses instituteurs parlent d’eux comme des rats, de la vermine ou des poux, c’est selon l’humeur.
Un jour de l’hiver 1933, une pancarte est apparue devant la boutique de Mendelssohn.
Allemand, défends-toi !
N’achète rien chez ce Juif.
Rodolphe était entré dans la boutique du fourreur, la première fois qu’il se retrouvait chez un Juif. Il en avait ressenti une certaine crainte où s’était mêlée de la curiosité. Sa mère venait essayer un beau manteau d’astrakan gris au col en renard argenté. Mendelssohn s’était dit flatté de voir dans son échoppe une artiste aussi célèbre. Il avait des gestes très précis et le regard sévère en piquant des épingles.
— Regardez comme il vous va bien. Avec l’hiver qui approche, il va vous tenir bien chaud.
Christa avait pivoté sur elle-même devant la grande psyché de l’atelier, s’observant de haut en bas.
— Qu’en penses-tu, mon fils ?
— C’est très beau, avait acquiescé Rodolphe, assis sur une chaise paillée et qui ne cessait de scruter le décor qui l’entourait comme pour comprendre un monde secret.
Un mannequin était vêtu d’un paletot en renard roux. Sur des cintres étaient alignés des visons de toutes les tailles.
— Quel est cet animal ? avait interrogé Rodolphe en désignant une écharpe de fourrure délicatement tachetée.
— C’est le plus beau de tous, avait répondu Mendelssohn avec un air mystérieux. Le plus rare. Un lynx de Sibérie. On n’en trouve plus aujourd’hui, hélas. Touchez comme il est doux.
Rodolphe avait frémi en caressant le pelage soyeux et profond que lui présentait le fourreur. Il avait vu des lynx dans les livres d’images que lui faisait lire Eva.
— C’est cruel de sacrifier un si bel animal pour confectionner un vêtement de grand luxe.
Mendelssohn n’avait rien dit, il avait eu une moue un peu chagrine.
— Quand cela sera-t-il prêt ? avait demandé Christa.
— La semaine prochaine. Mardi au plus tard.
Rodolphe remplit une grande valise de cuir. Il laisse des jouets et des livres, abandonne beaucoup d’amour, des lots de secrets et des rêves d’enfant. Il a enveloppé la petite tête dans un grand mouchoir et l’a placée au cœur du bagage, dans une chaussure pour que personne ne la trouve.
— Demain, nous serons à Paris ! s’écrie sa mère. Si tout se passe bien.
Christa prépare ses bagages avec les mêmes gestes nerveux qu’avant un départ en tournée. Un rituel presque banal, mais la tragédie s’en est emparée. Le visage blême, elle ne pleure pas.
— Nous reviendrons, dès que cette engeance sera jetée hors de ce pays.
Rodolphe joue une dernière fois au piano, le Prélude n°1 en do majeur de Bach, le seul morceau qui lui vienne à l’esprit. Sa mère s’arrête soudain et l’écoute, avec ce regard incandescent et fier qui dit qu’un jour il sera sa revanche.
— Joue tant que tu veux, mon Prince. Je vais m’occuper de tout.
Ils quittent Berlin au petit matin. Christa conduit le cabriolet Mercedes 540 K bleu ciel, au long capot et aux roues cerclées de blanc. Un froid humide fige les rues désertes, une fine brume couvre les trottoirs. Avant qu’Unter der Linden ne disparaisse de sa vue, Rodolphe se retourne une dernière fois, avec l’intuition amère de ne plus jamais revoir ce décor immobile et gris. Pourquoi ressent-il cela ? Il ne sait pas le dire avec des mots. Une mélodie lente et ténébreuse le pénètre doucement, il n’en connaît ni les notes, ni les accords qui sonnent comme un glas. Il jure de s’en souvenir et de la poser sur les lignes d’une partition.
Il ouvre la fenêtre pour sentir une dernière fois l’odeur de bois mouillé et de feuilles mortes des trottoirs, les haleines charbonneuses des grosses péniches et le métal des usines. Ses yeux s’emplissent du décor qui flotte dans la froidure, comme pour le fixer en un chromo éternel.
Les branches givrées des arbres de Tiergarten laissent pendre leurs doigts de glace. Les roues de la voiture tracent de grandes lignes noires sur le verglas. Le fantôme de son père disparaît, l’Allemagne aussi, lentement, kilomètre après kilomètre. Contrôle après contrôle. De grandes plaines blanches s’ouvrent devant le capot interminable de la Mercedes.
Rodolphe fixe la route toute droite. Christa ne parle pas, les yeux rivés sur le lointain. De temps à autre, ses doigts se crispent sur le joli bois du volant, des doigts de tragédienne trahissant ses colères devenues des haines féroces.
Christa roule jusque tard dans la nuit. Elle s’arrête au milieu de nulle part, une glèbe vague et gelée. Une forêt s’étend jusqu’à la nuit. Les vieux chênes et les grands frênes aux longues griffes noires veulent retenir les rêves des fugitifs.
— Essaie de dormir, dit-elle avec un brin de tendresse dans la voix.
Elle ajoute, en jetant sur son corps maigre un plaid à gros carreaux.
— Mon tout-petit.
Cette seule attention interdit le sommeil. Pas possible. Il n’est ni tout, ni petit, Rodolphe. Il ferme les yeux pour ne pas contrarier sa mère. C’est à Eva qu’il pense. Son visage, tout en fraîcheur, ses seins durs sous sa chemise lorsqu’elle le pressait contre sa poitrine. Eva est comme le rêve que l’on cajole en espérant qu’il revienne chaque nuit, à la place des démons. Mais les démons ont la peau dure. Cette nuit, dans ce cabriolet d’un luxe qui lui donne l’envie de vomir parce qu’il pue le cuir et la patine, Rodolphe voit le visage d’Eva se dessiner sur les chromes des compteurs ronds enchâssés dans la nacre du tableau de bord. Il voit le concert au Staatsoper. Furtwängler qui agitait sa baguette aussi vite que les croches de Brahms, comme si le sol vibrait sous lui, prêt à l’engloutir. Il entend les roulements de timbales, les fortissimo des cuivres, les longs legatos des cordes, sombres et intenses. Eva s’était levée pour applaudir, ses mains claquant de plus en plus vite. Il s’imagine devant la salle, l’orchestre dans son dos, debout, et elle l’applaudissant.
Sa mère peut conduire pendant des heures sans s’arrêter. L’Allemagne paraît un immense chantier. Partout, des engins entament le paysage, des cohortes de bennes sillonnent la campagne brumeuse. À travers les chantiers, des visages terreux se tournent pour voir passer la belle Mercedes conduite par une femme. Ils n’en voient pas tous les jours, des cabriolets comme celui-là. Puis revient la monotonie des autoroutes qui taillent droit dans les futaies et les glèbes immobiles, l’interminable staccato des plaques de béton sous les roues de la voiture.
Quand elle s’arrête un moment pour se détendre, Christa retrouve des attentions de mère. Elle joue aux cartes, parfois aux dés et aux dominos. Rodolphe triche, elle ferme les yeux.
Il faut passer par le poste de Baden-Baden. Un admirateur, un haut fonctionnaire, lui a promis qu’elle franchirait la frontière sans trop de problèmes.
Rodolphe regarde la barrière du Reich se lever puis se refermer, comme une lame de guillotine s’abattant sur le cou de son monde. Son passé, celui que l’on palpe et qui tient debout une existence, disparaît. Il a l’impression d’abandonner son père définitivement. Il doit bien se trouver quelque part derrière cette frontière, dans le dos de ces types lourdement casqués. Rodolphe aimerait retenir la voiture, ne pas traverser le Rhin. Le fleuve est immobile, noir, immense, se perd au loin entre des collines blanchies de froid.