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— Passeport, s’il vous plaît ?

— Voici.

C’est la première fois que Rodolphe entend sa mère parler français. Elle semble ne pas avoir d’accent, en tout cas pas trop prononcé. Ça lui donne du charme. Elle sourit aux policiers français.

— C’est bon, vous pouvez y aller.

Christa démarre comme si de rien n’était. Elle vient pourtant de tirer un trait sur toute une vie, sans laisser transparaître ses émotions. Elle a toujours eu un sang-froid hors du commun. Un jour, elle a dit à son fils :

— Je suis dans la vie comme sur scène. Sur scène, tu dois maîtriser tes sentiments et tes émotions. Les artistes sont les êtres les plus forts que je connaisse. Par exemple, si tu pleures en chantant le Liebestod, la mort d’Isolde, ta voix s’étrangle et tu fous par terre tout un opéra.

Quand il était petit enfant, Christa fredonnait cet air d’amour et de mort à son oreille. Le sommeil le gagnait presque toujours sur la dernière note, délicate et douce.

Est-ce que ce sont des ondes de brise légère ? Est-ce que ce sont des vagues de précieux parfums qui m’environnent ? Elles bruissent d’un son plus clair. Comme elles enflent ! Leur bruit m’inonde. Dois-je les respirer ? Dois-je les écouter ? Dois-je les boire avidement, dois-je m’engloutir en elles ? Me dissoudre dans les douces vagues parfumées ? Me noyer, disparaître, inconsciente, Dans les flots bondissants, dans les sons mélodieux, Dans l’âme du monde, la respiration universelle, Félicité suprême.

14

Au ministère de la Propagande :

La direction des affaires veillera avec une sévérité extrême à ce que toute influence juive continue à être éliminée.

Les Juifs ne sont plus admis dans l’orchestre et à l’avenir on ne recrutera pas de Juifs non plus.

Heil Hitler.

Au congrès commun de la chambre culturelle du Reich et de l’organisation nazie « La force par la joie », Goebbels déclare :

— L’objection qui a souvent été formulée contre nous, à savoir qu’il est impossible d’évincer les Juifs de la vie culturelle, parce qu’ils sont trop nombreux et que nous ne pourrons les remplacer, a été brillamment réfutée. Ce changement du peuple, du système et de l’orientation a été réalisé sans la moindre fiction.

Dans l’après-midi, Furtwängler prépare un concert. Face à lui, un immense portrait de Hitler. Plus de deux mètres de haut, de profil, encadré par des guirlandes ridicules, semblables à celles qu’on voit dans les fêtes de la bière. Insupportable. Furtwängler referme la partition de la Symphonie n° 8 de Schubert. Le gros livre claque en faisant trembler le pupitre.

— Je ne peux pas diriger dans ces conditions. Nous ne sommes pas dans une réunion politique.

Les membres du parti nazi disséminés dans l’orchestre n’osent pas dire un mot. Bastiaan, un premier violon, baisse les yeux, impossible de croiser le regard de ses collègues. Furtwängler quitte l’estrade en saluant d’un signe de son chapeau. Puis il s’immobilise et se retourne vers son orchestre.

— Tant qu’il y aura ce portrait, je ne ferai pas de répétitions.

Le chef disparaît, traînant sa colère derrière lui, comme une ombre qui semble ne plus le quitter. Les musiciens se dispersent, sans dire un mot. Le quatuor des cordes qui s’est formé autour de Bastiaan se retrouve dans une brasserie, à deux pas de la Philharmonie. Il y a Hans, le violoncelliste, Rudolf, l’altiste, et Erich, un autre violon. Quatre bocks de pilsener arrivent sur la table.

— Furtwängler n’a plus d’obligation à nous diriger, dit Bastiaan. Il n’est plus le chef officiel.

— Depuis son départ, les abonnements sont en chute libre. L’orchestre perd beaucoup d’argent.

— Je crois que désormais ce n’est plus très grave, l’État nous finance à une hauteur très importante. Il est devenu notre principal actionnaire et nous a sauvés de la crise. Au fond, on est devenu des fonctionnaires.

— Tu connais la contrepartie…

— Je sais. On a dû tous prouver qui on était.

Bastiaan se tient un peu à l’écart, son verre à la main, un œil sur la salle, par méfiance. Deux musiciens de l’orchestre sont d’ascendance juive. Bruno Stenzel est même juif par sa mère. Il a eu la chance d’être converti au catholicisme et a pu fournir un certificat de baptême et de confirmation. Furtwängler a fait taire les rumeurs et a même cherché des soutiens à un très haut niveau. Lesquels, personne ne le sait. Encore une de ces négociations avec Goebbels ou l’un de ses sbires.

— On dit que Back et Wiesel se trouvent au camp des musiciens.

— Le camp des musiciens ? s’étonne Bastiaan.

Rudolf se penche et parle à voix basse.

— Ce doit une sorte de camp de concentration pour les musiciens juifs. Je n’en sais pas plus.

— Stern a disparu. Je ne sais pas s’il est dans ce camp mais j’ai appris qu’il a essayé de vivre grâce aux cours de musique qu’il donnait à ses élèves puis que ça lui a été interdit. Pas de cours à des Allemands si on est juif. Peut-être a-t-il pu s’enfuir.

Bastiaan revoit son collègue disparu. Il aimait bien plaisanter avec lui. Quand il partait en tournée, ils se mettaient souvent ensemble dans le train et discutaient des choses simples de la vie. Beaucoup de musique, parfois des femmes. Bastiaan est encore trop jeune pour penser au mariage. Il a du succès avec son beau visage passionné, ses longs cheveux noirs et ses yeux très bleus. Les musiciens du Philharmonique plaisent. Hans Rammelt rafle les suffrages, un grand blond très fin, sourire enjôleur.

— J’ai commencé à ressentir un drôle de malaise, dit Rudolf, quand ils ont voulu enlever le bas-relief de Mendelssohn, à la Philharmonie. Pourquoi ont-ils fait ça ?

— Parce qu’il était juif, dit Erich qui, d’ordinaire, parle peu.

— Oui, mais il est mort depuis très longtemps. Et puis, il faisait partie de notre répertoire.

— Je m’en souviens, dit Bastiaan en allumant une cigarette. Juste après le départ de Goldberg, ça devait être en 1935.

Rudolf hoche la tête.

— Je crois qu’on est un peu comme des enfants face à tout ça, ajoute Bastiaan. On n’y comprend pas grand-chose.

Bastiaan fait figure de sage résigné. Derrière sa naïveté, transparaît ce que chaque membre de l’orchestre place au-dessus de tout, l’immense fierté d’appartenir au Berliner. Depuis que Furtwängler a démissionné pour devenir un chef invité, d’autres maestros ont défilé. Très peu sont bons, quelques-uns sont excellents, un seul les bouleverse vraiment.

Erich Hartmann va pour parler. Bastiaan lui fait signe de se taire. Werner Buchholz, un grand ténébreux, très bon violoncelliste, vient d’entrer dans la brasserie, flanqué de Wolfram Kleber, le trompettiste aux lèvres qui pendouillent. Les deux « super nazis » de l’orchestre, certainement des mouchards. Buchholz est de Vienne, il a été enregistré au parti le 1er mai 1933 sous le numéro 2641027. Depuis quelques mois, son pays natal est rattaché au Reich allemand. Parfois, il lui arrive de venir jouer avec son uniforme de nazi.