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— J’ai peur que Furtwängler s’en aille définitivement, dit Bastiaan.

Erich secoue la tête de dépit.

— Tu veux dire qu’il quitte l’Allemagne ?

— Si ça continue comme cela, il va partir pour l’Europe ou l’Amérique. Il n’aura aucun problème pour vivre là-bas.

Bastiaan se dit que les temps changent vite, trop vite, une accélération vertigineuse, partout entre les hommes, au fond des cœurs et dans les regards qui surveillent tout. Berlin lui donne l’impression d’un chantier qui s’enfonce dans la grisaille. Même les foires aux odeurs de sucre et de graisse rance ne parviennent pas à mettre des couleurs sur le ciel. Pourtant, on rit et on crie bêtement autour des manèges qui soulèvent les fêtards vers le ciel en tournoyant.

L’époque est loin où Furtwängler pouvait dire que le Führer était un ennemi du genre humain. Ça mettait du baume au cœur de pas mal des musiciens.

Le chef a revu Hitler. Les deux hommes se sont copieusement engueulés. Plus de deux heures d’un dialogue de sourds au sujet des musiciens qu’il faudrait garder en Allemagne.

— Sans eux, je ne peux pas maintenir un niveau de qualité suffisant.

— Ce sont tous des Juifs ou des dégénérés ! a dit le Führer d’une voix glaciale.

— L’art se moque de ces histoires de race !

Hitler a gueulé, une petite voix aiguë qui est redescendue dans les graves, avec des voyelles hideuses. Furtwängler a été surpris un instant, de crainte tout d’abord. L’homme qu’il méprise peut se montrer redoutable, quasi habité par la force d’un mauvais génie. Un instant, le chef d’orchestre a eu l’impression que le dictateur lisait en lui comme dans un grand livre, qu’il pouvait tourner à son gré les pages de son destin.

Et puis, l’image du petit caporal a ressurgi. Furtwängler s’est retenu de pouffer pendant le long monologue du dictateur sur la culture. Mais il a compris que le train de l’antisémitisme fonce droit, à présent, et que rien ne peut l’arrêter.

Furieux, Furtwängler l’est au-delà de ce qu’il aurait pu imaginer. Le nazi veut tuer toute forme de vie culturelle.

La dernière conversation que le maestro a eue avec Christa Meister date d’il y a quelques jours, dans un couloir qui mène aux loges du Staatsoper.

— C’est mon dernier concert, Wilhelm. Je pars.

Il n’a pas su trouver les mots. Il n’aime pas bredouiller.

— Ne reste pas ici trop longtemps, toi non plus. Ils vont te digérer complètement.

La cantatrice a filé vers la scène, avec un sourire comme elle sait en distribuer des centaines. Elle a chanté, et on ne l’a plus revue.

— Christa Meister a quitté l’Allemagne, dit Erich Hartmann.

— Comment l’as-tu appris ?

— Elle a annulé des concerts à Dresde et à Mannheim. Rien n’est sûr, mais je ne crois pas qu’on la reverra.

— Elle ne faisait jamais le salut nazi, dit Rudolf.

Rammelt hausse les épaules, ces manières de chichis politiques l’ennuient.

— On ne risque rien, nous autres, marmonne Bastiaan. Hitler a dit que l’art est le seul placement vraiment impérissable du travail et de l’effort de l’homme. On est ses chouchous.

— Alors, si les nazis restent au pouvoir, on va jouer du Beethoven, du Mozart et du Bruckner jusqu’à la fin de notre vie. C’est tout ce qu’ils connaissent de l’art.

— On a aussi joué l’hymne olympique… Même que c’était Richard Strauss, notre gloire nationale qui dirigeait.

Bastiaan ne peut se retenir de rire.

— Alors, à la santé de nos gloires nationales.

Chaque membre de l’orchestre a reçu une décoration pour avoir participé à l’ouverture des Jeux. La sienne, Bastiaan l’a foutue au fond d’un tiroir. Il est écrit, dans un beau bronze aux reflets bruns :

Pour un travail méritoire aux jeux Olympiques

Lors du congrès de Nuremberg, Hans Rammelt a été impressionné par la foule venue acclamer l’orchestre et les dignitaires nazis. Les femmes jetaient des fleurs en l’air dans les rues de Nuremberg. Il n’aime pas trop la foule parce que ça met dans les tripes de drôles de sensations, parce que ça vibre trop, et mal. Rammelt est un type rangé, sans histoires. Ses journées commencent à 7 heures, quand ses premiers élèves arrivent chez lui. Invariablement, à 9 heures, il enfourche son vélo, violon en bandoulière et fonce à la Philharmonie. La répétition dure jusqu’à midi. Pendant l’heure de pause, il revient à la maison, sa femme, Olga, lui a préparé un en-cas. D’autres élèves arrivent. Puis retour à la Philharmonie. Pas question d’être en retard. Surtout si c’est Furtwängler qui dirige. Il peut se mettre dans des colères atroces pour quelques minutes d’absence. Bastiaan en a fait les frais.

— Je n’ai plus aucun élève juif, dit Hans Rammelt. C’est fini. Je ne sais même pas ce qu’ils sont devenus.

Dans l’après-midi, Furtwängler est revenu. Des machinistes ont décroché le portrait de Hitler pour le transporter dans une autre salle. Il a bien dû encore négocier quelque chose en échange. Avec les nazis, c’est le marchandage perpétuel.

— Messieurs, dit Furtwängler en tapotant de sa baguette la partition, reprenons à la mesure où l’on s’est arrêté ce matin.

Les violons montent dans un mouvement ample qui semble venir du lointain. Le chef arrête immédiatement en secouant la tête. Il tourne une page de la partition et semble y chercher quelque chose, le visage fermé.

— Le crescendo vient au milieu de la mesure et non pas au début. Vous l’avez tous fait au début. Il ne faut pas trop exagérer. Plus de mélancolie.

Furtwängler hésite, sa voix est éraillée. La colère est encore en lui. Il se passe la main sur le menton, son regard hésite puis il ferme les yeux.

— Reprenons.

En 1936, à l’occasion du congrès du parti NSDAP, Buchholz note dans son journal :

Nous sommes arrivés à Nuremberg à 15 h 30. Toute la ville est décorée pour une grande fête. Des foules de gens sont massées dans les rues, dans une attente fébrile. Il y a des milliers de personnes.

Nous sommes émus de voir que, malgré le mauvais temps, tous ces hommes, ces femmes et ces enfants participaient à cette grande fête pour voir le Führer, ne serait-ce qu’un seul instant.

Le Führer arrive au milieu de la liesse. Il monte sur l’estrade avec solennité. Avec la cordialité captivante propre à sa personnalité. Il nous salue, nous qui nous sommes levés. Nous sentons la grandeur de cet instant.

Voilà que le Führer parle, il se tient parmi nous. À quelques mètres de moi. Il dit :

« L’art est le seul placement vraiment impérissable du travail et de l’effort de l’homme. »

Le 16 septembre, le professeur de la classe de Rodolphe faisait un cours sur le congrès de 1936.

— Savez-vous pourquoi ce huitième congrès a été baptisé « Congrès pour l’honneur » ?

Rodolphe avait levé le doigt, l’instituteur lui avait donné la parole :

— Parce que notre bien-aimé Führer a voulu que notre pays occupe à nouveau la Rhénanie. Il a lavé l’affront de la défaite de 1918. De tout temps, ces terres ont toujours été allemandes et doivent le rester.

— C’est très bien Rodolphe. Tu peux te rasseoir.