Deuxième partie
La maison des morts
« Vous êtes le plus grand chef du siècle et c’est pour cela que je ne peux pas vous pardonner. Vous ne deviez pas, par votre présence en Allemagne, apporter quelque caution que ce fût, même passive, à la barbarie. »
15
Christa vend le cabriolet Mercedes dès son arrivée en France. Une fortune, à ce qu’elle affirme. Un riche amateur d’opéra a payé, il n’a pas discuté le prix. Rodolphe comprend qu’il n’est sans doute pas qu’un simple admirateur. Christa chante et retrouve ses manières berlinoises. Parfois, elle rentre tard, sentant l’alcool et le tabac.
Ils sont installés rue de Vaugirard, non loin de Montparnasse et du jardin du Luxembourg. Christa a troqué un collier de perles somptueux contre un Pleyel, un quart-de-queue.
— Vaut mieux de la musique que des cailloux, a-t-elle déclaré.
De temps à autre, elle plonge dans une nostalgie qui déroute son fils. Elle parle de plus en plus souvent de la ville de son enfance. Le Berlin d’avant la Grande Guerre, d’avant les famines et les humiliations, revient comme un leitmotiv. Elle n’aime pas Paris. Trop tapageur. Une cité de relégation. Pas moyen de s’y faire vraiment.
Elle chante, beaucoup. S’épuise comme pour se vider de toute la tristesse et de la rancœur de l’exil, de tout ce qui pèse sur sa conscience. Sans y parvenir. La voix tient, ne perd rien de son timbre, ni de sa tessiture. Elle vocalise tous les jours, longuement, parfois avec son fils. Christa maintient son rang, un caractère de fer. Son fils s’en éloigne peu à peu, sans qu’elle puisse le retenir.
Peu de temps après leur installation, il a déclaré, avec un aplomb que rien n’a effacé, pas même l’exil :
— Je veux devenir chef d’orchestre.
— Quelle drôle d’idée, par les temps qui courent !
Christa a réfléchi et a déclaré :
— Tu vas aller voir Hans Mayer. C’est un réfugié, comme nous. Un Juif. Il a quitté notre pays en 1931, avec toute sa fortune car il a senti le vent mauvais. J’aurais dû en faire autant. Les sentiments, voilà où cela mène. Mayer s’est installé en France et n’habite pas loin. Il a été violoniste puis il a dirigé en Pologne, avant de devenir le chef en titre du Philharmonique de Dresde. Tu ne peux pas trouver de meilleur maître.
Quand il sonne au 38, rue des Cordeliers, Rodolphe est pris d’une sorte de panique. L’envie de tourner les talons et de s’enfuir. Depuis qu’il vit en France, son univers d’enfant s’effondre, pan après pan. Ce n’est pas seulement l’enfance qui se détourne de lui, à la manière d’un chapitre qu’il faut bien refermer un jour. Il voit s’engloutir des espérances, disparaître des images. Le futur n’est plus le même. Il redoute de sortir, de croiser ces Français qu’ils trouvent exubérants et vulgaires. Certains le dévisagent parfois comme si le mot réfugié était écrit sur son front. D’autres l’insultent parce qu’il est allemand. Dans ses nuits, il cherche Eva, comme un secours dans un théâtre d’ombres. Il la devine parfois, voulant lui tendre les bras et l’embrasser. Mais, au réveil, personne ne vient. Sa mère, trop occupée, ne le console pas. Elle s’absente de plus en plus, le laisse seul, livré à la mélancolie. Il joue du piano de longues heures et fond en larmes quand une mélodie le perce. Il a presque quinze ans, un fin duvet couvre ses joues.
— C’est inimaginable comme tu as grandi, s’est étonnée Christa, après un repas du dimanche. Tu es plus grand que moi.
Puis elle l’a regardé drôlement, a froncé les sourcils. Ses yeux se sont voilés.
— Je ne te ressemble pas, Maman…
— Si, tu as les mêmes yeux que moi.
Rodolphe se renfrogne.
— À qui je ressemble, Maman ?
Elle a détourné le regard et a siffloté une mélodie connue. Le silence est revenu.
La porte du 38, rue des Cordeliers s’ouvre, Rodolphe s’arrête devant la guérite de la concierge en train de trier du courrier et qui lève le nez. Elle a un gros visage aux joues roses. Une de ces Françaises qui lui font peur.
— Je peux savoir où vous allez, mon petit monsieur ?
Rodolphe articule dans un mauvais français.
— Bonjour, madame. Je vais chez monsieur Mayer.
La concierge le regarde de bas en haut, l’œil mauvais.
— Encore un Allemand ! Un Juif, je suppose. Vous traversez la cour, c’est au deuxième.
Quand il toque à la porte, une voix forte, autoritaire, lui répond.
— Qui est-ce ?
— Rodolphe Meister, le fils de Christa Meister.
La porte s’ouvre brutalement. Un homme d’une cinquantaine d’années apparaît, élégant malgré la chevelure en désordre, droit comme un sergent-major, veston gris, pantalon noir, gilet et cravate. Il est à peine plus grand que Rodolphe. Son visage carré dégage une impression de volonté sans partage.
— Vous voilà donc, cher Rodolphe. Votre mère m’a beaucoup parlé de vous. Donnez-vous la peine d’entrer.
L’appartement de Mayer paraît immense. Une forte odeur de cigare, de poussière et de vieux papier imprègne un clair-obscur peuplé de bustes de compositeurs, en bourgeois solitaire, collectionneur et sans doute nostalgique.
— J’ai quitté Dresde bien avant l’arrivée de Hitler, dit-il en entraînant Rodolphe au bout d’un long couloir. J’avais un mauvais pressentiment. L’histoire me donne raison.
Il enseigne Mahler, Bruckner et surtout Wagner, ce « cochon de génie », comme il le surnomme. Parce que Wagner était un antisémite.
Dans une grande chambre, un beau secrétaire Renaissance est tourné vers la grande fenêtre, il y traîne quelques partitions. Un Pleyel, un quart-de-queue occupe tout le centre de la pièce.
— Installez-vous, dit Mayer. Mettez-vous à l’aise.
Le chef d’orchestre s’assoit devant le piano. Rodolphe trouve une chaise, se place face à lui.
— Qu’est-ce que diriger un orchestre signifie pour vous ?
Rodolphe ne s’attendait pas à cette question. Il est décontenancé.
Mayer se saisit d’une baguette qui traîne sur le piano.
— Faut-il battre la mesure ?
— Un chef n’a pas d’autre choix, répond Rodolphe. Sans cela, l’orchestre dérape. C’est la catastrophe, la débandade.
Rodolphe fait un geste grotesque de la main, du haut en bas, pour imiter la chute. Mayer rit de bon cœur. L’image lui plaît.
— La battue détruit le sentiment du flux mélodique, dit-il, plus sérieux. Qu’en pensez-vous ?
Le chef d’orchestre s’anime d’une sorte de fièvre qui brûle son regard.
— Diriger, dit Rodolphe, c’est d’abord transmettre un rythme. Un tempo. Pour moi, c’est le rôle premier du chef. De là, s’ensuit tout le reste. Sans tempo, pas de précision dans l’exécution d’une œuvre. Le tempo, c’est tout d’abord abstrait… Juste une indication. Mais dans la musique, ce ne peut pas être un tempo abstrait.
— Vous avez raison. C’est une réalité vivante et toujours changeante. Là est la vérité de notre art.
Mayer se masse le menton en cherchant ses idées. Ses yeux dansent dans leurs orbites.
— Tout le problème, monsieur Meister, c’est de savoir comment, avec ma simple baguette qui bouge comme ça dans l’air, je vais amener l’orchestre à chanter. Comment, en m’appuyant sur les repères rythmiques, faire que l’orchestre chante ? Comment donner de la couleur ?
Le chef chante une mélodie de Mozart, les yeux fermés. Ses mains caressent l’air.