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— J’ai bien connu Nikisch, dit-il, notre père à tous. Il savait faire chanter un orchestre, chose extrêmement rare. Il ne se préoccupait que de la sonorité, de la création et de l’accomplissement de cette sonorité. Pour moi, diriger un orchestre, c’est comment s’y prendre pour qu’il ne joue pas seulement de façon rythmique précise, mais qu’il chante, et qu’il chante avec toute la liberté indispensable à une réalisation vivante de la phrase mélodique. N’oubliez jamais que diriger signifie pouvoir créer librement.

Faire chanter l’orchestre, se répète Rodolphe, comme pour s’imprégner de cette maxime magique. Dans aucune académie, on n’apprend cela. Il songe aux grands chefs qui entendent servir l’œuvre en la respectant scrupuleusement. Mayer a deviné ses pensées.

— Le problème n’est pas d’être le « serviteur de l’œuvre » mais de la comprendre. Et cela ne se résout pas comme un problème d’arithmétique. Il n’y a pas de mathématique ou de géométrie. La solution est en vous, Rodolphe. Elle dépend de votre force et de votre richesse. Ce que vous n’êtes pas, vous ne pouvez pas le faire.

» Réussir une exécution précise, magistrale, brillante est à la portée de nombreux artistes ; mais laisser parler l’âme de Beethoven, de Wagner, voilà qui est autre chose… Qui ne porte pas en soi une parcelle de Beethoven ou de Wagner ou d’autres, qui en quelque sorte n’est pas en affinité avec leur génie ne pourra pas les interpréter réellement. Ni sincérité, fidélité, effort, ni la plus grande virtuosité ne peuvent remplacer cela. Beethoven et Wagner ont été des âmes exceptionnelles. Je sais qu’il y a en vous une parcelle de ces génies.

— Je me sens plus proche de Beethoven que de Wagner. Sans oublier Bach.

La remarque semble agacer Mayer.

— Je ne suis pas wagnérien, dit-il, mais je pense que Wagner est un génie, le créateur de normes et d’orientations nouvelles, parmi les plus féconds. Un cochon aussi, car il a écrit des choses horribles sur nous autres, les Juifs. Le pire antisémite que le monde ait connu ! Que voulez-vous, l’homme n’est parfois pas à la hauteur du génie qu’il incarne.

— Il est très aimé en Allemagne, aujourd’hui.

Mayer balaie la réflexion d’un geste de la main.

— Tout ça, c’est à cause du national-socialisme car, malgré toute son arrogance, ce régime n’a pas confiance en lui. C’est pour cette raison qu’il aime exploiter pour son compte la grandeur et le génie d’autrui ou d’autres temps. Wagner aurait méprisé des Hitler, Göring ou Goebbels…

Il se lève et se dirige vers un gramophone.

— Je vous ai préparé une petite surprise, Rodolphe, pour illustrer ce que je viens de vous dire.

Il place un disque sur le plateau.

— J’ai écouté Toscanini dans quelques passages de Tristan. Une chose m’a marqué, dès l’ouverture.

Mayer soulève le bras du tourne-disque et le pose sur la grosse galette noire. Le saphir chuinte quelques secondes puis les violoncelles apparaissent.

— Écoutez. Quand il aborde le thème de Tristan, Toscanini accélère. Ça lui arrive très rarement, mais il le fait car il pense qu’en accélérant il intensifie l’émotion qui se dégage de la composition.

— On dit pourtant qu’il est un véritable métronome…

— Voilà, c’est là. Vous entendez ? Il passe à la vitesse supérieure, puis il ralentit.

Mayer change de disque.

— Écoutez Furtwängler !

Le maître de Berlin ne ralentit pas, ni n’accélère. Il joue sur l’intensité du son, partie d’orchestre par partie, bien distinctes.

Rodolphe ne connaissait pas ces enregistrements.

— Vous savez, dit Mayer en dessinant une ligne imaginaire devant ses yeux, Toscanini dirige en partant d’un point vers un autre, c’est sa notion du temps musical. Furwängler, c’est l’inverse. Seul le présent compte. L’inspiration, l’immédiat. Le tempo, il s’en fout. En gardant le même rythme, il conserve toute l’intensité dramatique. En accélérant, Toscanini use d’un effet très superficiel. Il croit que l’accélération du rythme donne de l’expressivité. Il se trompe.

Rodolphe est ébranlé. Il n’aime pas évoquer, d’une façon ou d’une autre, son enfance berlinoise. Ce n’est pas encore assez loin.

Mayer range ses disques et allume une cigarette.

— Pardonnez-moi. Je crois que j’ai rappelé certains souvenirs douloureux.

— Ce n’est pas grave, Maître.

— Il va falloir apprendre à vous endurcir. Par les temps qui courent, un musicien doit aussi être un guerrier, en quelque sorte. Nous autres, Juifs, nous savons cela dès la naissance.

Rodolphe ne se sent pas juif. Comment le pourrait-il ? Il l’est devenu par la férocité d’un régime. Mais il comprend aujourd’hui cette douleur ancestrale dont parle Mayer. Il la touche du doigt, dès qu’il met un pied hors de chez lui. L’enfant qu’il était et qui aimait voir défiler les SA dans la nuit de Berlin, flambeaux à bout de bras, fasciné par leur force animale, est mort en lui.

— Je me souviens de Furtwängler, dit-il d’une voix blanche.

— L’avez-vous rencontré ?

— Oui, en 1932, à Bayreuth. J’étais tout petit, à peine sept ans. Maman m’avait emmené au Palais des festivals. Furtwängler était là. Je l’ai revu sur scène par la suite.

— Vous avez dû rencontrer aussi la vieille Winifred Wagner !

— Oui. Je me souviens d’une grande femme qui m’a caressé le menton quand j’ai passé la porte de sa villa. Elle ne semblait pas si vieille que ça.

— Une vraie nazie, celle-là. De Wagner, elle n’a que le nom et les idées de cochon.

Mayer fait un signe pour balayer ses souvenirs.

— L’art est au-dessus de tout ça. Furtwängler n’est pas antisémite, lui. Je le sais. Il a rendu service à beaucoup de musiciens juifs. Je sais qu’il m’aurait défendu.

Mayer cherche une partition et l’installe sur le piano.

Cinquième Symphonie de Beethoven. Prenez ma baguette, fermez les yeux et imaginez le pupitre des premiers violons, là, devant vous, sur votre gauche. Au fond, à droite les contrebasses. Les cuivres se trouvent à côté. Les premières notes, vous les connaissez : trois croches, avec un demi-soupir juste avant, puis une blanche qui prend toute la mesure. Cette note, vous pouvez la faire durer le temps que vous souhaitez. Vous avez le temps, vous en êtes le maître. Elle pose le drame de cette symphonie.

Rodolphe connaît la partition par cœur. Il lève la baguette. Sa main tremble.

— Regardez bien les cordes, dans les yeux. Ils ont besoin de vous, de votre énergie. Tous les regards sont tendus vers vous. C’est à vous !

16

C’est arrivé comme un coup de tonnerre, la guerre. À la fin de l’été. Rodolphe l’a appris en traversant le jardin du Luxembourg. Les moineaux se disputaient dans les buissons, les gosses jouaient aux soldats, justement. Un vieux, assis sur une chaise de fer, tenait un journal avec un gros titre qui annonçait la déclaration de guerre. C’est de cette façon qu’elle est entrée dans la vie de Rodolphe. Il l’a vue s’étaler ensuite, dans les journaux, sur les murs, à la radio. Partout, jusque dans le ciel. Les étoiles ne brillaient plus du même éclat dans l’été.

Tout a commencé par un pacte entre Hitler et Staline. Tout le monde en a parlé. Rodolphe ne connaît rien à la politique mais il s’est souvenu qu’en Allemagne les nazis détestaient les communistes. Comment pouvaient-ils tomber d’accord pour s’acoquiner et ensuite se jeter sur la Pologne ?

À ce sujet, Mayer s’est emporté en pleine leçon sur la Passion selon saint Matthieu, de Bach. La guerre a débarqué, comme ça, dans la conversation. Parce que sa mère était polonaise, de Varsovie.