— Hitler est un porc. Il va mettre l’Allemagne dans le même état qu’en 1918. Peut-être même pire. Heureusement que nous sommes en France, monsieur Meister.
La leçon s’est arrêtée là. Rodolphe est rentré chez lui en marchant le plus vite qu’il pouvait. Il est allemand, il est l’ennemi. La police va venir l’arrêter.
— Mais non, a dit Christa, nous sommes réfugiés. Nous avons un statut particulier. Personne ne viendra nous ennuyer.
— Et Eva, qu’est-ce qu’elle va devenir ?
— Mon Dieu. Tu penses encore à elle ! Mais je m’en fiche d’Eva. C’était une nazie. Elle n’a que ce qu’elle mérite !
Rodolphe a rougi de colère.
— Tu as chanté devant Hitler, toi. Et ton ami Furtwängler aussi. Mayer, lui, il est parti.
Le regard de Christa a brûlé de colère.
— Tais-toi. Tu ne sais pas de quoi tu parles. Ne nous juge jamais.
— Alors, ne juge pas Eva.
Elle a levé la main pour le gifler. Il a planté son regard dans le sien, la haine au cœur. Jusqu’à ce qu’elle éclate en sanglots.
Il n’a pas eu de mots pour la consoler. Il a même éprouvé un certain plaisir à la voir descendre de son piédestal. N’être plus, tout à coup, la grande dame qui s’enveloppe de mystères, mais une femme qui se fissure, qui s’abaisse et qui cherche le pardon. Elle est sortie et n’est revenue qu’au point du jour, le visage moche, le maquillage parti avec la nuit, laissant voir les rides et la fatigue. Elle venait d’être possédée par un homme, Rodolphe le sentait dans son regard fuyant. Il n’a pas eu de mots.
Dans la matinée, les chars allemands ont percé le front. Rodolphe évite de s’attarder dans Paris. Ses rares sorties sont pour le marché noir ou Hans Mayer. Le chef d’orchestre le fascine, même s’il paraît rude et endurci, son âme souffre autant que celle de Rodolphe.
— Je n’ai plus grand-chose à vous apprendre, Rodolphe. Vous connaissez la musique aussi bien que moi.
— Je ne pense pas, Maître.
— Mais si, mais si. Ce qu’il nous faut, à présent, c’est un orchestre pour que vous puissiez faire vos premières armes. Je vais arranger ça avec des amis du conservatoire. Mais avec cette guerre, tout devient compliqué.
Une semaine plus tard, Mayer passe prendre Rodolphe. Il a réuni un orchestre d’une vingtaine d’élèves des classes supérieures du conservatoire.
— Je vous présente Rodolphe Meister. Un jeune Allemand en exil. Il ne parle pas encore très bien le français.
Rodolphe remercie les musiciens. Une jeune fille, parmi les violonistes, ressemble à Eva. Il lui adresse un sourire, mais elle n’y prend pas garde.
— Nous avons choisi comme étude la Cinquième Symphonie de Beethoven. C’est la plus facile car tout le monde la connaît. Monsieur Meister, c’est à vous.
Rodolphe monte sur une estrade et se place devant le pupitre. Les musiciens le guettent, disciplinés. Il lève la baguette et l’abaisse. Deux mesures passent. Le petit ensemble dérape. Mayer le coupe.
— Monsieur Meister, dit-il d’un ton sévère, c’est une idiotie, ce que vous faites. Ce n’est pas la première fois que je vous fais cette remarque. Considérez les musiciens avant de vous jeter dans une partition. Votre regard doit leur dire vos sentiments, vos souhaits. Ensuite, il faut leur indiquer le tempo. C’est la première fois que vous répétez ! Comment voulez-vous qu’ils sachent à quel rythme vous allez les conduire ? Recommencez.
— Une mesure pour rien, dit Rodolphe. Un, deux !
Mayer laisse jouer une dizaine de mesures.
— C’est mieux. Mais pourquoi vous accélérez comme ça, sans prévenir ? Pour quelle raison ?
— Je ne sais pas, bredouille Rodolphe. J’ai éprouvé le besoin d’accélérer.
— Non ! s’emporte Mayer. Il faut une bonne raison. Et vous n’en avez pas. Reprenez à la mesure numéro trente.
Mayer laisse jouer jusqu’à la fin du mouvement. Rodolphe n’imaginait pas qu’il puisse être à nouveau aussi sévère et dur envers lui.
— Vous avez été un bon métronome, monsieur Meister. Maintenant, il va falloir songer à faire chanter l’orchestre. Qu’en pensez-vous ?
Rodolphe est au bord des larmes. Il a toujours été protégé, câliné, gardé dans la naphtaline d’un milieu très étroit. Le voilà mis en danger, moqué devant des jeunes du même âge que lui et dont il ne sait rien. Celle qui ressemble à Eva n’a pas pu retenir un rictus désobligeant.
— Nous sommes andante con moto, dit-il en mettant de côté son amertume. Nous allons prendre ce mouvement plus lentement que d’ordinaire.
Il chante les premières notes en se souvenant d’un concert de Hans Knappertsbusch. Le chef avait souligné l’ampleur de la mélodie par des gestes plus larges. C’était magnifique.
Mayer ne dit rien.
— Trois quatre, dit Rodolphe.
Mayer laisse jouer, les yeux fermés. Rodolphe s’arrête de lui-même. Il a pris de l’assurance.
— J’aimerais essayer un léger crescendo sur la dernière phrase.
— Chantez-le, intervient Mayer. La musique, ce n’est pas des mots mais des sons. Avec des mots, votre degré d’explication est faible. Chantez ce que vous demandez.
Rodolphe essaye. Les musiciens l’écoutent, poliment.
— Il faut que ça sorte mieux que cela, reprend Mayer. Vous avez raison de vouloir ce petit crescendo. Moi aussi, je le demande. Parce qu’il donne du relief. Chantez-le mieux que cela.
Quand ils se séparent, entre chien et loup, Rodolphe est épuisé, comme vidé d’une part de lui-même.
— Soyez fort, dit Mayer en lui serrant la main. Dans ce titre de chef d’orchestre, n’oubliez pas qu’il y a le mot chef. Ce que vous voulez obtenir d’un orchestre, il faut le vouloir vraiment, intensément, absolument. Et ne pas reculer. C’était la leçon d’aujourd’hui.
— Merci, Maître. Mais vous savez que je n’ai que quinze ans.
Mayer tourne les talons et s’en va dans la nuit qui descend, tiède et incertaine. Sa silhouette étrange se confond avec la multitude des Parisiens qui vont et qui viennent. Rodolphe éprouve une certaine amitié, et de la colère aussi, pour cet homme dont l’autorité masculine est nouvelle pour lui. Il pense à son père invisible. Aurait-il aimé qu’il soit pareil à Mayer ?
— Les chars allemands avancent sur Reims ! lance un crieur de journaux. Les Allemands à une cinquantaine de kilomètres de Paris ! Demandez Paris-Soir ! L’armée française recule. On s’attend à un désastre. Demandez Paris-Soir !
Christa a laissé un mot, d’une écriture nerveuse, à peine lisible. Ce soir, elle chante, pour la dernière fois, à l’Opéra-Comique.
Rodolphe sera seul, une nuit encore. Il a fui les nazis, les nazis le rattrapent. Il songe à s’échapper de nouveau, à décamper en emportant le nécessaire et à laisser le superflu, ce qui fait le parfum de la vie.
Quand Christa rentre à la maison, au milieu de la nuit, elle bute sur un angle de son lit et s’affale de tout son long. Elle a bu plus que de raison.
— Couche-toi, Maman, ordonne Rodolphe sans ménagement.
— Tu as honte de moi, c’est ça ?
Il reste muet. Ce n’est pas de la honte qu’il éprouve mais une immense peine. La guerre est entrée dans les cœurs et jusqu’au plus profond de leurs âmes en exil.
— Les Allemands seront bientôt à Paris, Maman. C’est une question d’un jour ou deux. Le gouvernement a quitté la capitale.
— Je sais tout cela, mon Prince. Tout le monde le sait… C’est la fin…