Christa ne porte pas son bracelet de perles auquel elle dit tenir plus que tout et qu’elle ne quitte pratiquement jamais. Elle n’a pas non plus sa bague montée d’un gros solitaire. Ses longs doigts semblent nus et fragiles, plus vieux tout à coup.
— Où as-tu mis tes bijoux, Maman ?
— Dans la cheminée… Sous le foyer, il y a un petit trou. Tu les trouveras, au besoin.
— Au besoin ?
Elle soupire et ferme les yeux. Il la regarde, vaincue et désordonnée. La robe relevée qui découvre le haut de ses bas et sa chair rose, son entrejambe impudique. Elle ronfle déjà, abandonnée à ses démons. Rodolphe la recouvre d’un édredon et s’efface. Il vient d’entrer dans la vie.
17
Par autorisation spéciale du Führer, je vous déclare indisponibles pour le service militaire, en vue de missions propagandistes et culturelles.
Docteur Goebbels
Trois musiciens se trouvent dans le bureau de Furtwängler. Bastiaan, Erich Hartmann, la nouvelle contrebasse, Alfred Hornoff, un second violon.
— Regardez, Maître.
Hornoff adore la photographie et ne part jamais en tournée sans son Leica. Il tend des clichés à Furtwängler.
— Merci, monsieur Hornoff.
Furtwängler n’a jamais vu de destructions de guerre. Quelques images aux actualités cinématographiques, rien de plus, qui vantent les mérites de la Wehrmacht. Les voix métalliques et théâtrales sur les actualités ne varient pas, l’Allemagne vainc sur tous les fronts. Les clichés de Hornoff terrifient le chef d’orchestre.
— Quelle est cette ville ?
— Rotterdam. Je me demande comment on a pu jouer dans ces conditions ?
Furtwängler se penche sur les clichés. Des immeubles effondrés, certains encore fumants. Des faces de pierre calcinées aux fenêtres vides. Des moignons saillent d’amas de briques. Sur un tas de gravats, des hommes et des femmes se baissent pour récupérer des misères. Des enfants rôdent sur un parterre de ciment hérissé de barres de fer en queues-de-cochon. L’aviation allemande a pilonné Rotterdam, un nid de morts, désormais. La ville est branlante, on voit à travers les immeubles. Derrière chaque façade encore debout, il n’y a que du néant poussiéreux. Une femme coiffée d’un fichu pousse une carriole et passe devant une voiture calcinée. Un enfant la suit, la chevelure mal peignée.
— C’était la tournée pour la Wehrmacht ?
— Oui, monsieur.
Bastiaan se tait. Ses yeux bleus trahissent son tourment. Il est musicien et allemand. Pas vraiment un nationaliste, mais un patriote. Il est aussi d’origine hollandaise, son père est né à Rotterdam.
— J’ai eu honte en sortant du train et en retrouvant Berlin, dit-il. Je suis rentré chez moi, mon violon sous le bras.
— J’ai été soldat, dit Hartmann. Sur le front de France et en Pologne… J’ai vu des atrocités comme celles-là. Des villes brûlées… Ce n’est pas beau, mais que peut-on faire ?
Ses yeux parcourent les photos brièvement. L’émotion est palpable sur ses lèvres. Il a dû laisser devant la porte de sa conscience des souvenirs de boue et de sang.
— J’ai été blessé, poursuit-il. Je suis content de ne plus jamais aller à la guerre.
— À moins que la guerre ne vienne à nous, murmure froidement Furtwängler. Ceux que nous martyrisons se vengeront, tôt ou tard. C’est toujours comme cela que ça se passe dans l’histoire.
Tous les musiciens du Philharmonique savent qu’ils servent une seule idée : en Allemagne, la culture est florissante, leur orchestre donne la meilleure image possible de leur nation. Furtwängler refuse de jouer dans les territoires conquis par le Reich.
Buchholz, le nazi, a noté dans son carnet :
Depuis le début de l’année, l’orchestre part en voyage. Comme pour la dernière tournée, l’orchestre a pour mission de porter l’art allemand auprès des populations qu’il doit conquérir pacifiquement.
Au kiosque de la rue de Vaugirard, Rodolphe aperçoit un titre de Paris-Soir : le Philharmonique de Berlin se produira dans une usine près de Paris. Sous la direction de Clemens Krauss. Rodolphe n’a pas le temps d’en lire davantage, il doit se dépêcher pour ne pas rater le début du cours de Mayer.
Quand il pousse la porte de la rue des Cordeliers, il entend des instruments en train de s’accorder. Mayer a réuni un petit orchestre, huit élèves, quatre violons, trois violoncelles et une contrebasse.
— Vous n’êtes pas en avance, monsieur Meister !
— Je vous demande pardon, je me suis arrêté pour lire la une d’un journal.
— Eh bien, qu’est-ce qu’il disait, ce canard ? Que la guerre est finie ?
— Le Philharmonique de Berlin jouera demain, pendant la pause des ouvriers, dans une usine à côté de Paris.
— Qui dirige ? demande le maître de musique.
— Clemens Krauss, répond Rodolphe en ajoutant qu’il l’avait déjà rencontré.
— Salaud, grince Mayer en retenant sa colère. Cochons de musiciens.
— Que peut-on reprocher à des musiciens ?
Mayer foudroie du regard son élève.
— Krauss est un nazi de la plus belle espèce. Tout cela, monsieur Meister, ne doit plus vous regarder. Oubliez le Philharmonique que vous avez connu, ce n’est plus que l’instrument de ces cochons.
Mayer le dévisage durement.
— Sortez votre baguette et commençons. Je vous ai préparé une partition facile, que vous connaissez sans doute par cœur. Nous n’avons qu’un orchestre très restreint mais c’est nettement suffisant.
Rodolphe se concentre. Mayer laisse jouer jusqu’à la cinquième mesure.
— C’est gris ! s’écrie-t-il en levant le bras avec colère. Tout est gris, monsieur Meister. Reprenez à cette cinquième mesure.
Rodolphe reprend, plus lentement. De sa main gauche, il demande aux violons plus d’intensité. Mayer s’écrit :
— Qu’est-ce que vous faites, avec votre main ?
— Je veux qu’ils me suivent… Je…
— Comme c’est gentil. Et vous croyez qu’ils vont vous écouter ?
— Je leur indique que…
— C’est une bêtise. Vous croyez qu’ils sont perdus, sans vous ? Mais c’est dans votre geste que je veux voir votre détermination, votre volonté.
Mayer imite le geste timide de Rodolphe.
— Qu’est-ce que c’est ça ? Une bêtise ! Où avez-vous vu ça ? Reprenez.
Rodolphe rougit, contient le bouillonnement en lui. Il lève la baguette. Rien ne se passe. Rien de magique.
— C’est toujours gris.
Mayer se lève, le regard perçant. Il marmonne quelques mots en allemand.
— Il faut comprendre qu’on doit entendre les notes. Ils ne font rien qui va. Le tempo, vous devez le suivre mais aussi mettre en relief les instruments. Si tout le monde joue comme vous leur demandez, ça fait de la bouillie. Faites des grimaces ! Il faut être expressif. Pour leur dire s’il faut être sombre, d’un seul regard ou un sourire pour leur demander un peu de légèreté. Laissez-vous aller à la musique. Ne soyez pas raide. Sinon, vous abandonnez vos musiciens à leur propre physique.
Mayer imite les gestes qu’il a dû faire des centaines de fois devant les plus grandes formations d’Allemagne et d’Europe. Il fronce les sourcils, serre les poings, lève les yeux au ciel, sourit comme s’il était enchanté par des notes imaginaires.
— L’erreur, monsieur Meister, c’est de vouloir faire de la musique un objet de la pensée. Il y a de la musique en chacun de nous.
En quittant Mayer, Rodolphe marche un long moment, les yeux sur chacun de ses pas. Il essaie de reconnaître ses sentiments, de peser le fond de son cœur qui bout encore. Le trottoir luit faiblement de pluie et de froid. Dans la nuit, les phares masqués des voitures jettent des reflets fugitifs qui courent sur les flaques.