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Herr Furtwängler ?

Le chef reconnaît la voix de nez et le ton douceâtre. Goebbels. Il ne dit pas Heil Hitler mais « Bonjour », avant les quelques mots de convenance. Goebbels adoucit le ton quand il demande, avec le faux respect qui le caractérise :

— Je voudrais que vous dirigiez la Neuvième de Beethoven pour l’anniversaire de notre bien-aimé Führer. Ce sera un immense cadeau !

— Je ne peux pas, ce n’est pas possible.

— Et pourquoi donc ?

— Je n’ai pas le temps de répéter. L’orchestre n’est pas du tout prêt.

Goebbels laisse passer un silence. Un téléphone grelotte derrière lui. Il doit se trouver au ministère, dans son grand bureau.

— Le Berliner connaît la Neuvième les yeux fermés, vous le savez très bien. Vous-même la dirigez par cœur depuis des années. Et puis, vous avez quelques jours pour vous préparer.

Furtwängler cherche son agenda. Il tourne nerveusement les pages.

— Nous sommes le 10, dit-il, fébrile. L’orchestre doit partir pour Vienne dans deux jours. Nous avons une répétition aujourd’hui, la Première Symphonie de Brahms. La tournée durera un mois. On ne peut pas être à Berlin pour le 19. Cherchez un autre orchestre.

— Non, rétorque Goebbels après un claquement de langue. C’est vous qui devez diriger cette Neuvième. Il s’agit de l’anniversaire de notre Führer. Vous me comprenez, je suppose ?

Le ton change, glacial et tendu.

— Je ne suis pas le seul chef à pouvoir diriger la Neuvième. Vous n’avez qu’à demander à Karajan. Il doit être libre.

Goebbels tape de la pointe de son stylo sur le rebord de son bureau. Il n’a pas la réputation d’être patient.

— Vous avez de la chance, docteur Furtwängler. Beaucoup de chance. C’est Hitler lui-même, notre bien-aimé Führer en personne, qui exige votre présence à la tête du meilleur orchestre du monde. Il ne veut pas de ce Karajan. Et vous savez pourquoi ?

— Non.

— Allons, ne faites pas l’innocent. Vous savez très bien que le petit génie s’est fourvoyé dans le deuxième acte de Lohengrin, en présence du Führer. Ce qui a provoqué sa colère. Une véritable tempête. Il ne veut plus le voir et encore moins l’entendre. Ça devrait vous faire plaisir, non ? Pour ma part, j’aime beaucoup le style de Karajan.

Furtwängler ne répond pas, la jalousie l’étouffe tout à coup. Gorge serrée. La rage. Il déteste Karajan autant qu’il méprise Goebbels.

— Cher maestro ? Vous m’entendez ?

— Bien entendu.

Il y a dans ce « Cher maestro » toute la terreur qui couvre le monde. Combien de temps cela va-t-il durer ?

— Ne vous inquiétez pas pour la tournée en Autriche. Concentrez-vous sur la Neuvième. Notre Führer vous en sera reconnaissant.

Goebbels annulera les concerts en Autriche, sur-le-champ. Furtwängler a méthodiquement raté chaque anniversaire de Hitler, depuis 1933. Il n’échappera pas à celui-là. Il se murmure que le ministre de la Propagande prépare une immense fête nationale, avec spectacles de majorettes, défilés au pas de l’oie. Des bottes et encore des bottes, des coups ronds et sourds de tubas comme des flatulences et des trompettes qui pétaradent. Berlin vibrera comme une caisse claire. La ville est déjà pavoisée de rouge et de noir. On va y ajouter des fleurs et des portraits géants du petit caporal, comme l’appelait Hindenburg. Le minus a grandi comme poussent les ogres.

Le soir du 19. Hitler n’est pas là. Une chaise vide. Comme à chacun de ses anniversaires. Deux immenses croix gammées décorent les scènes de part et d’autre. Goebbels prononce un discours d’une heure, devant une salle comble. Furtwängler bout, en coulisse. Il entend :

« Il doit savoir qu’à chaque heure du jour, il peut compter sur son peuple. Même dans cette bataille entre la vie et la mort, il est et restera ce qu’il a toujours été : notre Hitler. »

Sous les applaudissements, Goebbels regagne sa place au premier rang, à côté d’une chaise vide qui marque symboliquement la présence du Führer. Les mains clapent encore de longues minutes puis s’épuisent peu à peu en attendant le chef d’orchestre.

Furtwängler entre dans la lumière. Les applaudissements redoublent. L’orchestre se lève. Göring le fixe intensément, Goebbels glisse un mot à son voisin avec un sourire du coin des lèvres. Le chef salue sèchement et se retourne vers son Philharmonique.

Ce soir-là, Goebbels, le front suant, se lève pour tendre la main au chef d’orchestre. Furtwängler la serre du bout des doigts. Elle est ferme, moite et osseuse. Le regard du ministre est vitreux, comme celui des drogués. Il dit quelques mots enthousiastes que le musicien ne comprend pas. Un opérateur des actualités filme la scène. Elle sera montrée au Führer. Il verra sans doute que Furtwängler s’essuie discrètement la main droite avec son mouchoir tout blanc.

Deux mois plus tard, les musiciens reçoivent chacun une lettre :

Suite à une autorisation officielle du Führer, je vous ai exonéré de vos obligations militaires afin d’accomplir les missions importantes de culture et de propagande. On attend de vous que vous vous montriez conscients dans vos prestations professionnelles, dans votre vie privée et dans votre attitude en général du devoir à la fois personnel et objectif qui en résulte pour vous. Vous devez toujours garder présent à l’esprit que le soldat combattant sur le champ de bataille affronte des épreuves et des dangers auxquels même le labeur le plus dur et le plus consciencieux dans la patrie ne saurait se comparer.

Docteur Goebbels

Cette lettre a un sens précis pour la centaine de musiciens du Berliner. Aucun n’ira finir dans les plaines immenses de Russie. Aucun ne verra les massacres perpétrés par ses semblables. Aucun ne croisera les trains qui filent jusqu’en Pologne, chargés de la douleur du monde.

Pour les musiciens, par décret du Führer, la guerre devient lointaine. Ils n’en voient que les gueules démolies et les silhouettes amochées qui passent comme des ombres aux abords des théâtres. Leur Allemagne, ça devient des compartiments de train, des chambres d’hôtel au confort incertain, des salles de concert plus ou moins chauffées en hiver. Du peuple allemand, ils ne perçoivent guère que des visages par milliers dans la pénombre, alignés sur des travées de fauteuils. Parfois, ils vont se démener dans une usine devant des ouvriers qui nourrissent le ventre jamais rassasié de la guerre. Il n’y a pas de jeunes visages dans ces moments de musique, entre des machines électriques et des marteaux-pilons. Quand il monte au pupitre, Furtwängler n’ose pas regarder en face ces centaines de regards un peu vides, ces faces usées par des années de machines. Les jeunes, ils sont sur les champs de bataille. Ils se battent, rue après rue, maison après maison, dans les ruines de Stalingrad.

19

Paris n’est plus la ville élégante et orgueilleuse que Rodolphe a vue en posant ses valises rue de Vaugirard. Les rues noircissent au fur et à mesure qu’on avance dans l’Occupation. Les statues de bronze ont été fondues. Des tas de sable caparaçonnent les coins d’avenue. Des pancartes en allemand, par centaines, balisent les grands carrefours.