Выбрать главу

Paris, ville moche. Un nouveau décret impose l’étoile jaune aux Juifs. On commence à en voir dans la rue, cousues sur les revers des vestons, sur les manteaux usés. Les gens se retournent, parfois. Christa doit la porter. Elle ne sort pratiquement plus.

Les soldats en vert-de-gris sont affalés aux terrasses des bistrots, goguenards, sifflant les filles qui passent. Rodolphe, qui parle le français presque sans accent, va faire la queue chez l’épicier du coin, des heures durant. Il en revient avec une misère dans son cabas.

Un soir d’été, des bus stationnent un peu partout. Des centaines de policiers quadrillent les rues. Ça papote, devant l’épicier de la rue de Vaugirard.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une rafle ?

— Les Juifs ?

— Oui. Ils prennent même les enfants.

— Bon débarras.

À partir de 1942, Christa a cessé de faire ses vocalises. À Berlin, quand le répétiteur venait à la maison, Rodolphe aimait l’entendre monter dans les aigus. Ça faisait une belle vague qui enflait, s’ourlait, arpège après arpège, jusqu’au contre-ut qu’elle pouvait garder avec une puissance inouïe. Elle redescendait ensuite jusqu’aux notes les plus graves, sans perdre son timbre métallique et profond. Parfois, son fils avait le privilège de l’accompagner. Il apprenait les transcriptions pour piano des opéras afin de pouvoir les jouer. Dans les passages difficiles, elle posait sa main sur son épaule. Ses doigts tremblaient et le jeune homme se sentait transpercé par l’intensité du chant.

Le 13 septembre 1942, Rodolphe sonne plusieurs fois à la porte de Hans Mayer. La concierge dit :

— Allez-vous-en ! Vous voyez bien qu’il n’est plus là ! Il a été arrêté.

Rodolphe s’en revient chez lui avec l’envie de pleurer mais les larmes ne viennent pas. Tôt ou tard, il sera confronté à la police française ou à la Gestapo. Il faut être courageux et plus fort que jamais.

Après 1942, les contrôles deviennent de plus en plus fréquents. Avec ses képis et ses commissaires vicelards aux complets croisés, la police française ne vaut guère mieux que celle des Allemands.

— Nous n’étions pas juifs mais nous le sommes devenus ! s’écrie parfois Christa en tournant en rond dans la petite cuisine de leur appartement.

Les autorités françaises ont tamponné à l’encre rouge la mention Juive sur ses papiers. Elle a échappé à la rafle. Rodolphe n’a pas de papiers où apparaît la mention juif. Sa seule carte d’identité masque ce qui subsiste de son accent qu’il tente d’effacer, pendant des heures, en lisant à voix haute tout ce qui lui passe sous la main. À la maison, Christa ne s’exprime qu’en allemand. À voix basse. Lugubre.

La nourriture se fait rare. L’argent file dans les caisses du marché noir, plus vite que prévu. Rodolphe maigrit. Son visage s’est davantage creusé, son regard est tourmenté. Impossible de jouer du piano, même avec la sourdine. Il glisse entre les cordes des bandes de feutre qu’un couturier de la rue de Vaugirard lui a données. Il a l’impression de jouer dans le vide. Comme une mécanique à laquelle on a coupé le son.

Au début de mars, Christa a failli être arrêtée. Depuis, elle ne met plus du tout le nez dehors. Monsieur Gilbert, l’Auvergnat qui vit au troisième, a construit une petite cache dans la penderie. Une double cloison qui pivote. Juste de quoi y dissimuler quelqu’un de mince.

Monsieur Gilbert est dans la Résistance, d’après ce que comprend Rodolphe. Il sort parfois, la nuit, malgré le couvre-feu, un paquet sous le bras, et se glisse de porche en porche avant de disparaître. Rodolphe voudrait l’aider mais il ne sait pas comment le lui demander. Il a de la chance, les autorités n’ont pas tamponné Juif sur sa carte d’identité.

— Le commissaire du quartier est un chic type, a déclaré monsieur Gilbert. Ils ne sont pas tous comme lui.

Le 2 juin, on frappe à la porte. Trois coups rapides et secs.

— Police ! Ouvrez !

Christa murmure, sans trembler :

— Va te cacher !

Rodolphe hésite.

— Ça va aller.

Il file dans le placard, passe à travers les vêtements, se glisse derrière la double cloison et referme.

Trois coups, plus fort. Avec le poing.

— Ouvrez ! Police !

La serrure cliquette. Des bruits de pas, des voix étouffées. Une main invisible écarte les vêtements de la penderie. Les cintres glissent sur la tringle en sifflant. Une fois, deux fois. Les pas s’éloignent, hésitent, reviennent, vont jusqu’au bout de la chambre. Repartent. La porte d’entrée claque.

Ils sont partis. Rodolphe attend. Minutes interminables. Il sort de sa cache. La maison est vide, de ce vide silencieux et vertigineux qui flotte dans l’air, sur chaque objet de leur vie, et qui s’immisce en lui et l’étouffe.

Christa n’est plus là.

Rodolphe marche de long en large. Il touche chaque objet qu’il rencontre. Sa mère ne devrait pas tarder. Les flics vont la relâcher. Il veut sortir, marcher jusqu’au commissariat. Gilbert l’intercepte.

— Malheureux, où vas-tu ?

Rodolphe veut articuler quelques paroles mais ce sont des mots allemands qui naissent en lui. Ses lèvres hésitent.

— Retourne chez toi et ne bouge plus. Je vais me renseigner.

Monsieur Gilbert revient le lendemain, la mine désolée. Il ne sait rien. Le commissaire qu’il connaissait vient d’être muté. Ce n’est pas bon, tout ça. Le nouveau est connu pour être un collabo de première, un zélé.

— On est en train d’interroger ta mère. Ne t’inquiète pas.

En cinq ans d’exil, Rodolphe a appris à se fier à son instinct. Christa ne reviendra pas de sitôt.

— Surtout, ne sors pas.

Monsieur Gilbert referme la porte. Il n’a pas dit qu’il a vu Christa sortir du commissariat, sa petite valise à la main, les cheveux défaits. Il y avait cinq femmes et deux hommes, en file indienne. On les a fait grimper dans des paniers à salade de la préfecture de police de Paris. Direction Drancy. Gilbert n’en sait pas plus. Les cheminots disent qu’il y a des départs pour l’Est, la Pologne, à partir de la gare de Bobigny. Des camps de travail. Les pires rumeurs circulent. Les types de la Résistance que connaît Gilbert disent que les wagons sont fermés de l’extérieur et qu’on y entasse les gens comme on le fait avec le bétail. Des gars de la voie, des sangliers comme on les surnomme à la SNCF, ont été réquisitionnés pour tendre des fils de fer barbelés devant les trappes d’aération des wagons. L’un d’eux a dit à Gilbert :

— On dirait qu’on les envoie à la mort, tu vois. J’en suis sûr, même.

20

Drancy, ce sont cinq bâtiments, hauts, tout de béton, à l’équerre et au cordeau. Autour des barbelés, des grillages et des patrouilles françaises qui font des rondes interminables. C’est une sorte de cité, celle de la Muette. HBM, « habitation à bon marché », pour les banlieusards du nord de Paris. Au début de la guerre, on y a flanqué des communistes puis des prisonniers de guerre français gardés par les Allemands. Ce genre de lieu, ça se recycle facilement, il suffit de changer les gardiens ou les occupants. Les quatre blocs du centre sont réservés à celles et ceux que la Gestapo, les gendarmes ou les policiers français raflent au quotidien. Une population de femmes, d’enfants, de vieux, d’hommes jeunes, qui grimpent dans les étages, s’installent au gré des numéros. Ils ont déjà des matricules.

Christa a été interrogée, longuement, jusqu’à donner le vertige. Le Français qui l’a cuisinée a bien noté qu’elle est chanteuse et qu’elle était très connue. Ça n’a pas eu l’air de l’émouvoir plus que ça. Un fonctionnaire est fait pour noter, rien de plus.