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Dans un coin de Drancy, elle est allongée, abattue par la fatigue. À côté d’une famille dont les gosses pleurent. La mère ne sait pas où donner de la tête. Le père fume cigarette sur cigarette. Tout un paquet, ce qui lui reste.

La nourriture est rare. Il est interdit de déambuler dans le camp, de jouer aux cartes et même de fumer. On se parle, de fenêtre à fenêtre. On interroge. On veut savoir ce que deviennent ceux qu’on a perdus de vue depuis les rafles.

Christa reste dans son coin.

— Vous êtes seule ? demande l’homme qui fume.

— Oui.

Il n’a plus de cigarettes. Roule en boule son paquet et le balance par la fenêtre.

— Tu vas nous faire attraper, chuchote sa femme en lui donnant une tape sur l’épaule.

Attrapés, ils le sont déjà. Au début de l’été 1943, il y a plus de trois mille internés à Drancy.

Le soir tombe. Le camp n’est plus qu’une rumeur. Des ordres fusent, en français, parfois en allemand. Christa n’écoute pas, plongée dans une sorte d’hébétude. Son cerveau ne parvient plus à renouer les mailles du temps, à dire quel fil la relie à son passé. Comment est-elle arrivée jusque-là ? Elle ne sait plus. L’image de Rodolphe se superpose au décor qui l’entoure et l’opprime.

Elle appuie sa tête sur sa petite valise. Un bagage de trois fois rien. Les deux policiers français n’ont pas été curieux. Ils n’ont pas fouillé, même pas demandé après son fils. Peut-être sont-ils revenus pour l’arrêter ? Sans savoir pourquoi, elle a la certitude que Rodolphe est encore libre et qu’il le sera toujours.

Pour un jour encore, le destin de Christa se trouve entre les mains du SS Standartenführer Helmut Knochen qui a ses bureaux avenue Foch. La déportation remplit son quotidien mais Berlin estime qu’il ne va pas assez vite. La faute aux Français sans doute, trop mous. Il faut les virer.

Le 18 juin 1943, Christa entend des bruits de bottes qui résonnent entre les faces de béton du camp. Elle se penche à la fenêtre. Des ordres secs, tous en allemand, fusent. Une troupe de quelques soldats se range. Une grosse voiture vert-de-gris s’arrête au milieu de la cour. Un petit homme en sort. Il semble chétif et mal foutu, marche à petits pas avant de se figer devant les militaires qui présentent les armes. Christa entend le grade et le nom : SS Hauptsturmführer Alois Brunner. Elle ne connaît rien à la hiérarchie militaire, mais ce doit être un type important. Une voix l’aborde :

— Vous voulez manger un peu ?

D’un geste vague, Christa refuse. Un goût amer dans la bouche, tenace, la révulse depuis qu’elle a quitté le commissariat. L’homme, devant elle, lui jette des regards coquins. Discrètement, il caresse des yeux ses jambes, remonte plus haut, tout en berçant son mioche.

Christa se retourne, face au mur. Le matelas sur lequel elle est allongée sent la sueur acide des corps qui s’y sont succédé. Elle serre contre elle son portefeuille et ferme les yeux. Ne penser qu’à Rodolphe, contempler son image comme un secours qui ne peut pas finir. Le sommeil l’enveloppe doucement, la prend et l’arrache au camp.

Ça a commencé un matin de printemps. Elle se sent travaillée, les seins durs et tiraillés. Ensuite, elle a l’impression que tout son corps se remplit, qu’il n’y a pas de place pour le moindre vide. La nausée la soulève parfois, une mauvaise vague, dans l’intérieur. Les mois passent, elle se sent débordée de joie. Elle chante encore, il faut retailler les toilettes. Un jour, dans l’atelier des costumes du Staatsoper, elle lance :

— Je grossis, que voulez-vous.

La costumière ne répond pas, juste le petit rire de celle qui a deviné, en partage, entre femmes.

Et maintenant, vient la délivrance. Une joie presque sauvage. Elle est allongée dans son lit, rue Friedrichstrasse, au milieu d’un frou-frou de soie, avec des coussins brodés et un édredon à capiton. Toute la chambre a été refaite à neuf. On dirait un décor d’opérette viennoise, comme une chambre d’impératrice. Parce qu’elle préfère Vienne à Berlin, les Alpes, avec ses sommets qui ressemblent à de grosses pâtisseries, à la grande plaine de Prusse.

Les douleurs ont commencé la veille, alors qu’elle dînait avec son agent, un type amoureux d’elle depuis des années. Depuis trois mois, elle ne chante plus. Dans la presse, les mauvaises langues vont bon train. Elle s’en moque.

Le bébé qu’elle porte bouge sans cesse. Il la fatigue de l’intérieur, donne des coups de pied, se retourne, déforme son ventre tout lisse a force d’être tendu. Étrange sensation de bonheur, d’ivresse, qui gonfle davantage la poitrine, enflamme les joues. Une souffrance infinie parfois. Une douleur qui raidit toute l’échine.

— Poussez, madame.

La sage-femme donne des ordres avec un accent de Prusse orientale, une grosse voix, aussi épaisse que ses bras. Elle a tordu ses cheveux blonds en un gros chignon.

— Poussez !

Christa n’en peut plus, les doigts crispés sur les draps. Son front ruisselle. Elle est seule. On peut être célèbre et dans une solitude absolue. Des amies viendront mais personne d’autres. Sa mère est partie, il y a bien longtemps. De père, elle n’en a plus. La guerre le lui a pris. C’est aussi bête que ça. Un obus français, en Champagne. Le village s’appelait Tahure. Un mois de septembre 1915, sous un déluge d’acier. Sa mère a porté le noir, et puis elle s’est usée, de chagrin et de travail.

— On y est presque… Poussez !

Une énorme boule déchire son ventre. Un cri discret. Tout fin et menu.

— C’est un garçon, madame.

Elle veut le voir mais on le rince d’un peu d’eau. Il crie encore et encore. La sage-femme le dépose sur la poitrine gorgée de vie de Christa. Il hésite pour trouver le sein, tâtonne du bout de ses lèvres encore bleues puis tète le mamelon humide.

— Comment l’appelez-vous ? demande la sage-femme.

— Rodolphe. Comme mon père.

Le 20 juin, à 6 heures du matin, Christa descend jusque dans la cour. Il fait frais dans la lueur pâle de l’aube. Partout, des voix murmurent des paroles rassurantes. Des enfants pleurent, d’autres se sont rendormis au bras de leurs mères qui les bercent en jetant des regards inquiets vers les soldats allemands : ils donnent des ordres à des Français, des prisonniers qui leur obéissent. Depuis l’arrivée de Brunner, il n’y a plus de policiers français pour faire tourner le camp, mais des petits chefs choisis parmi les internés. Ils ont des yeux et des manières de salauds. Christa n’ose pas les regarder en face.

— En rang !

On les regroupe par cinquante, chaque paquet sous les ordres d’un chef prisonnier. Des autocars parisiens viennent se ranger devant l’entrée du camp. Tout cela prend du temps, les chauffeurs fument en discutant entre eux. Christa a l’impression que l’espace se rétrécit tout à coup. On la bouscule, on la pousse, elle monte dans le deuxième bus.

— On part vers la gare de Bobigny, assure un chef prisonnier.

— Et ensuite ?

— Vous verrez bien.

Le « Bureau des effectifs » de Drancy a parlé d’une usine en Pologne. Quelque chose comme une conserverie. On va travailler.

Il est un peu plus de 10 heures à la grosse pendule du quai de la gare de Bobigny, quand la locomotive lance un coup de sifflet strident. Le convoi 61 s’ébranle et prend la direction de l’Est.

21

C’est un long chemin cahotant à travers les plaines bouillantes. Un train qui va lentement. S’arrête. Grince, couine, souffle. Repart et se lamente. Interminable. Une faible lumière entre par les bouches d’aération. Christa a compté et recompté celles et ceux qui l’entourent, visage après visage. Cinquante-huit. La moitié d’hommes, le reste des femmes et des enfants, moins nombreux, semble-t-il, que dans l’autre wagon. Pourquoi Christa compte-t-elle ? Elle ne le sait pas. C’est une obsession, incontrôlable. Une manière de fixer dans sa mémoire les visages qu’elle devine dans l’obscurité.