Christa chante sans se laisser submerger par l’émotion. Elle a toujours su la contenir sur scène. Quelque chose vient de se briser en elle. Elle ne pense qu’à une chose, depuis son départ : retrouver son Prince. Sa voix la sortira de cet enfer. Elle en réchappera. La femme du commandant est émue, en l’entendant. Alma non plus ne peut pas retenir ses larmes.
23
Rodolphe cherche sa mère partout. Après le long délitement de leur exil, il ne la retrouve plus, ses souvenirs se brouillent. Il se sentait presque français, parce qu’il fallait bien se faire une raison et que la France avait été le havre de paix et de sécurité. L’arrestation a été une sorte de coup de grâce. Une deuxième mort. Qui est-il aujourd’hui ?
Le silence a été terrible, et cette odeur encore chaude de la présence de sa mère ne s’est pas évaporée tout de suite. Et puis, la terreur est venue. Ils n’ont pas frappé à la porte par hasard. Dans l’immeuble, vit le délateur, le corbeau, l’oiseau du malheur. Celui qui fait que la vie n’est plus la vie, que l’honneur n’est plus l’honneur. Depuis, Rodolphe se dit que rien n’existe plus si l’on ne peut pas avoir confiance dans le plus minuscule des humains, aussi minuscule que soi.
Après l’arrestation, il a joué du piano, longuement. Jusqu’à ce que ses doigts se paralysent. Il a mis une grosse couverture de laine sur les cordes. Aucun son ne sort mais il entend les notes, celles de leur Bösendorfer, dans leur salon berlinois. Et puis, il a tourné dans la maison. Sans manger ni même dormir. Pendant deux ou trois jours. Il imaginait sa mère, tout ce qui pouvait lui arriver. Il a revu chaque instant, chaque bonheur de leur vie ensemble.
Il imagine que Christa se trouve au même endroit que Hans Mayer.
— Elle est passée par Drancy, affirme monsieur Gilbert. Après, un convoi est parti pour l’Est. Certainement dans un camp de travail. On ne sait rien de plus.
Rodolphe se met à espérer. C’est bête, on ne croit jamais vraiment au pire. L’homme est ainsi fait, il n’envisage jamais vraiment le mot fin. À moins d’en avoir la certitude absolue.
Trois ou quatre jours après l’arrestation, Gilbert vient toquer à la porte. Il parle d’une petite voix, toute minuscule.
— Rodolphe, ouvre, c’est Gilbert. Tu ne risques rien.
Il apporte un peu de pain, un petit morceau de saucisson.
— Les Allemands reculent de plus en plus sur le front de l’Est. Ils sont battus en Afrique. La fin est pour bientôt.
Le lendemain, Gilbert revient, avec un paquet, un truc assez lourd enveloppé dans des vieux chiffons. Les deux hommes ont un regard complice, comme deux voyous qui vont faire un coup.
— Ce sont des armes, dit Gilbert. On les met dans la double cloison. Tôt ou tard, il va falloir se battre, mon ami.
— Je vous suivrai, dit Rodolphe.
Gilbert plante son regard dans celui du jeune homme.
— Il faut me tutoyer à partir de maintenant. Compris, Rodolphe ?
Et puis vient le grand froid, le premier hiver. Il souffle tout doucement, sans violence, on dirait un être qui respire sans bruit, dans les rues de Paris. Il sèche la sève des hommes, fend les cœurs, comme il éclate lentement l’écorce des arbres. Les vieux disent que ce froid-là rappelle les hivers de la Grande Guerre.
Au printemps, Gilbert demande à Rodolphe de porter des paquets. Il lui a procuré des papiers, des faux parfaitement imités.
— Tu ne risques rien, c’est un policier qui les fait avec les appareils du commissariat.
Sur le vélo de Lucien, Rodolphe sillonne Paris. Les missions lui procurent une drôle de sensation. Chaque fois qu’il croise un policier, il sent le tambour du sang, le grondement, parfois. Ça tape dans sa poitrine et dans tout son cœur, la peur entre à flots et s’installe. Avant de refluer. Le sang tape moins fort, et c’est comme s’il était gorgé de désir. Et quand il s’en revient, il s’allonge sur son lit et imagine sa mère. Il sait qu’elle se trouve quelque part en Pologne, dans une province que le Reich a annexée. Gilbert n’en sait pas plus.
Rodolphe a perdu son accent, sauf pour quelques mots qu’il évite de prononcer. En dehors de Gilbert et d’un ou deux membres de son réseau, il ne rencontre quasiment personne.
Un deuxième hiver arrive, plus froid que le précédent. Dans le parc du Luxembourg, il a neigé au début janvier, et le gel est venu par-dessus. On dirait que la neige est vernie. Les enfants jouent avec. À la bataille, à coups de boules grosses comme leurs petites mains, peut-être une sorte d’exorcisme sans le vouloir. La guerre les cerne de partout, on dit que la grande Wehrmacht recule en Russie. Il se murmure que les Alliés ne vont plus tarder.
Berlin est bombardé. Rodolphe le sait par les journaux et ça lui fait mal. Il pense à sa chambre d’enfant, à Eva qui doit entendre hurler les bombes comme lui les a entendues quand les Alliés ont bombardé Boulogne, au printemps dernier. Un vrai massacre. Une blessure profonde le déchire, elle s’ouvre en se craquelant, un peu plus chaque fois que Radio Londres annonce que des raids aériens pilonnent son pays. Il imagine sa mère loin de tout ça, dans un camp de travail. Mais peut-être qu’Eva est restée à Berlin et qu’elle court se réfugier dans des abris quand les sirènes vrillent le ciel.
Le printemps surprend presque Rodolphe. Il manque se faire arrêter en sortant du bois de Vincennes. Un coup de sifflet. Une traction qui accélère. Il fonce entre les voitures, file jusqu’à la gare de Lyon, où il abandonne son vélo. On va le lui voler très vite. Tant pis, c’est trop risqué.
Gilbert dit :
— Il ne faut plus que tu sortes. Attends les instructions.
Il a l’air triste en disant cela. La mort rôde, mais Rodolphe s’en moque. La vie n’a plus vraiment le même goût depuis que Christa est partie.
Le 19 août, encore reclus, il ouvre sa fenêtre pour écouter les oiseaux. Il se dit que la Terre serait belle, que ce serait le paradis, même, sans cette maudite Allemagne. Les pelouses des jardins du Luxembourg sont couvertes d’hortensias blancs et violets et de fleurs à papillons jaunes. Un étrange silence enveloppe la ville. Le jeune homme se penche. Un premier coup de feu, au loin. Puis des rafales de mitraillettes. Rodolphe ne comprend pas grand-chose. Des pétarades dans des coins de Paris, rien de plus. La guerre est toute proche mais il n’a même pas peur, parce qu’il est dans son lopin de vie et qu’il pense s’en tirer.
Gilbert frappe. Il porte un brassard FFI au bras droit.
— Ça y est. Tiens.
Il tend un brassard et un sac. Dedans, deux vieux revolvers et une mitraillette.