Vers 14 heures, le camp est agité d’une sorte de rumeur sourde. Des officiers supérieurs de la SS apparaissent sur la rampe. Un groupe compact est formé autour de ce qui doit être le petit Himmler. Tous sont vêtus d’uniformes noirs à galons d’argent, avec des têtes de mort sur leurs casquettes. La seule pensée qui vient à l’esprit de Christa est qu’ils doivent avoir sacrément chaud dans leurs costumes. Les pensées sont grotesques, parfois. Ils viennent du camp des hommes. Sans doute ont-ils déjà eu droit à une aubade cynique.
Alma est tendue. Himmler s’approche. Christa l’aperçoit entre deux officiers plus grands que lui. Il a changé. Ses joues retombent. Il a gardé cet air de petit prolétaire de Berlin. Ses yeux fuient derrière les cercles de ses lunettes.
Le chef du camp fait un signe de la tête à Alma. Elle lève sa baguette d’un air de matrone et lance l’ouverture de La Veuve joyeuse. Les filles s’en tirent sans fausses notes. Himmler les a vaguement écoutées avant de tourner les talons et de se diriger vers les crématoires. Les musiciennes rentrent au block. Alma est furieuse.
— Vous avez été en dessous de tout.
Elle s’en prend à Olga puis à Christa. Les insultes pleuvent. Son visage se tord de colère.
— Maintenant, priez pour qu’il ne nous arrive rien.
Elle sort telle une furie. Les filles rangent leurs instruments, l’âme au bord du précipice. Elles attendent le retour d’Alma, en silence, n’osant pas, ni l’une ni l’autre, livrer leurs impressions. Elles ont toutes joué devant leur bourreau en chef et elles ont toutes fait de leur mieux.
Alma revient au bout d’une dizaine de minutes, se dirige vers l’étui de son violon, l’ouvre et se met à jouer des mélodies tsiganes. C’est inimaginable pour les musiciennes, mais Christa comprend immédiatement. Elle joue pour les récompenser. Quand elle s’arrête, elle les regarde, chacune à son tour, l’œil fier et reconnaissant. Puis elle lance :
— C’est un succès. Himmler a souri.
Alma Rosé est morte en 1944, à l’âge de trente-sept ans. Un matin, la fièvre est montée. Elle a voulu se lever, être toujours là, pour ses musiciennes, pour la vie. Pour les femmes qu’elle a sauvées avec son caractère dur et tranchant. Elle a fait quelques pas et s’est recouchée, tremblante, vaincue. De sa fenêtre, on aperçoit l’une des cheminées du crématorium de Birkenau, tour de briques livides dans le ciel nuageux.
25
Pour Furtwängler, ce concert est le dernier. Septième Symphonie, Bruckner, mi mineur, une tonalité de crépuscule. Au milieu du deuxième mouvement, lent et solennel, une lumière bleue surgit par les grandes fenêtres de la Beethoven Saal, un rai violent, puis un autre. Bastiaan lève les yeux sans arrêter son archet, Rammelt lui jette un regard terrorisé. Buchholz arrête de jouer. Il tremble. Tous ses collègues regardent leur chef.
Les faisceaux de la défense antiaérienne balaient le ciel en bataille. Les tirs de la Flak se perdent dans le ciel en de petits nuages noirs et des claquements d’altitude. Les murs de la salle de concert vibrent. L’orchestre se débande en plein adagio pathétique. Adieu, Bruckner. Le public détale, les femmes à voilette aux bras des gradés en uniforme, les vieux nantis des premiers rangs et les autres, comme des rats, chacun dans son trou.
Le chef d’orchestre se réfugie dans sa loge, l’esprit meurtri. Pour la première fois, il n’a pas fini un concert. La guerre se moque des mélodies. Sa baguette s’est mise à battre dans le vide. Il s’est retrouvé seul, pauvre pantin. Une dernière salve a tapé la salle Beethoven et la Köthener Strasse. Une gerbe de gravats a brisé quelques vitres. L’immeuble du 38 est parti en torche, ses fenêtres découpent des yeux de diable dans les nuées de poussière épaisses.
Quelqu’un frappe à la porte. Furtwängler reconnaît Albert Speer, l’architecte du Troisième Reich, avec sa mine d’étudiant bien mis. Speer a toujours été plutôt sympathique avec le musicien. Il dit :
— Ne restez pas à Berlin, docteur Furtwängler. La SS est chargée de vous surveiller. La Gestapo va vous arrêter et vous emprisonner. Vous n’êtes plus intouchable.
Speer sait de quoi il parle, Hitler lui-même l’a mis dans la confidence. Il a l’oreille du Führer. Et ce Führer ne veut plus d’un musicien qu’il a érigé naguère en patrimoine national. Speer dit que c’est fini la gloire, fini les excuses pour cause de génie. Il lance :
— Vous devriez prendre des vacances, docteur Furtwängler, vous reposer. Vous êtes fatigué.
— Que vont devenir mes Philharmoniker ? Je dois les protéger !
— Je vais m’en occuper personnellement.
Furtwängler garde un instant la bouche entrouverte. La lumière qui entre par la fenêtre projette des ombres et dessine des corps inquiétants sur le plancher.
Speer lui tend la main. Le chef l’accepte. Il y a du définitif dans cette poigne ferme et longue. Speer a beaucoup de respect pour Furtwängler. Il sait qu’il ne le reverra pas. Il dit :
— Ne soyez pas inquiet. Vous comprenez… Partez ! Une voiture vous attend.
Déjà, en 1944, Speer a prévenu le musicien. Là-haut, tout là-haut dans la hiérarchie des cinglés, on le soupçonnait d’avoir participé à l’attentat contre Hitler. Ça vaut la peine de mort. La guillotine. Furtwängler connaît tellement de monde que figurent des noms douteux dans son carnet d’adresses. Il y a surtout celui de von Stauffenberg. Il ne peut pas dire pour se défendre qu’il ne l’a jamais rencontré. Ce dernier est un proche.
Et Stauffenberg a monté une opération pour tuer Hitler. Comme nom de code à cette opération, il a choisi Walkyrie. Drôle d’idée pour désigner l’assassinat du pire tyran de l’histoire. Walkyrie, l’opéra que Furtwängler a dirigé des dizaines et des dizaines de fois.
— Merci, monsieur Speer.
Le chef décampe, au milieu de la fournaise, courant de tas de ruines en tas de ruines, ombre parmi les ombres dans les angles morts de Berlin. La bagnole qui doit le ramener se trouve un peu plus loin, le chauffeur fait de grands signes au milieu des fuyards qui zigzaguent, comme des bêtes folles, entre les blocs de briques tombés des murs. Furtwängler s’enfourne dans la Mercedes. Le chauffeur démarre en trombe, klaxon en tête. Un tramway gît sur le côté, étendu de toute sa carcasse, sa cargaison humaine encore prisonnière. Des vieux sont penchés sur un cadavre, à farfouiller dans les poches. Le peuple ne sait plus se tenir, il a faim.
Pour rejoindre la maison, à Potsdam, il faut une heure, à tordre la route, entre les empilages de pierres et de tuiles, les escouades de femmes qui arpentent les ruines et les gamins qui chapardent. Les hommes jeunes sont ailleurs, songe le chef. Loin, dans l’immense champ de guerre qui les taille par milliers.
La maison apparaît, sinistre, hostile, extérieure à tout ce qui a été une existence d’artiste. Le musicien s’affale dans un fauteuil, au milieu des souvenirs assoupis, dans la pénombre. La solitude n’a jamais été aussi froide. Il revoit les visages des Philharmonikers qu’il vient de quitter, la peur au fond de leurs yeux, le désarroi sur leurs traits luisant d’angoisse. Ils n’ont pas eu le temps d’un au revoir, d’une dernière chaleur. On ne se dit pas grand-chose quand le diable frappe à la porte. Où seront-ils, après l’apocalypse ?