— Je les ai protégés jusqu’au bout, murmure le chef d’orchestre en se versant un verre de mauvais blanc. Le Philharmonique de Berlin, le meilleur orchestre du monde, c’est fini tout ça !
Cette dernière nuit, le musicien cherche longtemps le sommeil, sentant monter le grand péril. Il n’est plus le demi-dieu du Reich, le chef d’orchestre adulé. Un décret l’a fait simple conscrit, attaché à la réserve militaire de Berlin. Descente abyssale, de quoi donner le vertige, l’envie de vomir de toutes ses tripes. La gloire nationale en simple troupier, au fusil et au pas. Faudrait en rire mais la gifle a brisé son âme. Il en a pleuré, tout seul, dans le silence de sa gloire qui ne le protège plus de rien. De rage, il a balancé la partition de la Neuvième Symphonie de Beethoven en travers du salon. Dans son vol, la Neuvième a renversé le buste de Wagner qui trônait sur un guéridon, avant d’atterrir sur le piano et faire un gros accord dissonant. Cette Neuvième qu’il a dirigée pour l’anniversaire du Führer, en 1942.
— Cochon, a-t-il hurlé. Salaud, ignare !
Les mots de la colère sont bien faibles, parfois.
26
— Les Juives à gauche, les ariennes à droite.
Ils crient tout le temps ce genre de choses. Ils ne savent qu’aboyer.
Il pleut, c’est la nuit. Les SS font passer une à une les ariennes de l’orchestre. Il y a Bronia, Alla, Olga, Eva et Halina. Direction Auschwitz I, à trois kilomètres de là. Olga sourit en plongeant son regard dans celui de Christa, longuement. Pourquoi ? Peut-être, pense-t-elle, qu’elles ne vont jamais plus se revoir.
— Cinq par cinq ! En rang !
Les SS encadrent les musiciennes juives. En avant, marche ! Le convoi prend la direction opposée aux crématoires. L’orchestre, c’est fini. Christa pressent que jamais elle ne remontera sur scène. Les filles ne vont pas aux chambres à gaz. Elles sortent du camp B. L’air sent la boue, le bois de pin des blocks et cette odeur de chien mouillé, pourrie, qui soulève le cœur.
Un train est stationné, non loin de la rampe où sont triés les arrivants. Les wagons ruissellent d’eau et luisent à peine à la lumière minuscule des miradors. Depuis un mois, le couvre-feu est strict. Toutes les lumières du camp sont masquées à cause des bombardements.
Les musiciennes montent dans un wagon à ciel ouvert, une sorte de plate-forme, sans bâche, rien, séparées des autres détenues. Deux soldats, des hommes de la Wehrmacht sont assis au milieu du wagon, ils se chauffent à un poêle dont le tuyau monte au-dessus d’eux et dégage une épaisse fumée de charbon. Peut-on imaginer un poêle sur une sorte de tombereau qui sert d’ordinaire à transporter des matériaux ! Sous la pluie fine de la grande plaine de Pologne ! La vision est surréaliste. Entre leur capote remontée jusque sur le nez et le casque, posé comme une cloche d’acier bronzé sur leurs têtes lourdes, on devine à peine les visages des gardiens, des gars qui ont certainement échappé au front russe ou qui en reviennent. Qui sait ? Ils ne se parlent pas et fixent le feu qui crépite dans leurs prunelles.
Au bout d’une heure, le train se met en branle, lentement. Des vies humaines qui toussent, qui crachent et qui gémissent. Pas un éclat de voix, pas un cri, pas une protestation. La locomotive souffle telle une bête. Le responsable du quai agite son fanal avant de disparaître dans les ténèbres. Chaque wagon, chaque roue se met à grincer, comme si la mécanique refusait de partir. Les musiciennes essaient de se protéger de la pluie qui pénètre leurs vêtements. Alma demande à l’un des deux soldats s’il sait où ils vont. L’homme répond d’un grognement sans même lever les yeux.
Le camp disparaît lentement au bout de la voie. Quelques lumières percent les ténèbres. Christa éprouve un curieux sentiment de tristesse, un peu comme quand on abandonne un lieu où l’on a des souvenirs. Elle va vers l’inconnu, peut-être la mort, elle laisse derrière elle son petit confort d’orchestre. Il faut oublier les visages familiers qui se noient dans la noirceur et qu’elle ne reverra plus jamais.
La voie fait un virage. Le train accélère et se retrouve en rase campagne. Des avions passent au-dessus de l’immense plaine. Le grondement aérien de leurs moteurs n’est pas celui des appareils allemands. L’oreille musicale, ça sert aussi à ça : les filles de l’orchestre ont appris depuis quelques jours à faire la différence.
La nuit est chaotique. De temps à autre, le train s’arrête sur une voie de garage, et il faut attendre le passage d’un convoi militaire qui rejoint le front, chargé d’armes et d’hommes aux visages de grisaille. Pendant ce temps, la locomotive souffle et siffle, impatiente de reprendre sa route. Au petit jour, Christa aperçoit un long train qui revient de l’Est et qui roule au pas. Les wagons à bestiaux sont remplis de blessés aux regards éteints. Ils ont ouvert les portes pour respirer un peu mieux. Christa éprouve de la peine pour eux. Elle pense à Rodolphe. Beaucoup de ces soldats ont son âge. Certains lui ressemblent.
Le convoi roule deux jours, sans boire et sans manger. C’est très long, deux jours, mais les filles de l’orchestre ont pris le pli. Elles se disent qu’elles ont échappé au pire et que le pire ne peut plus leur arriver. Tout le jour, elles voient défiler la Pologne, plate et démembrée, fumante et désespérée. Curieux pays. Leurs deux gardiens se lèvent de temps à autre, vont d’un bout à l’autre de la plate-forme, enjambant les corps endoloris. Alma essaie de leur plaire, en vain. Ses sourires faussement timides viennent s’écraser sur leurs trognes de traîneurs de sabre. Christa se trouve entre Bronia et Olga. Elles se tiennent chaud, ont des gestes tendres. Olga a peur, son corps est à bout, sa patience, sa foi et son humanité. Tout est rongé en elle, jusqu’au cœur. Christa la prend dans ses bras quand elle sanglote.
Le soir du premier jour, le train est resté à l’arrêt dans un tunnel, une heure, peut-être deux. Olga s’est mise à trembler de tout son corps, persuadée qu’on allait les électrocuter dans ce tunnel. Quand le train a redémarré, elle a fixé Christa de ses prunelles souffrantes et a caressé son visage, pour se rassurer, se dire qu’elles étaient encore en vie.
Le deuxième jour, toujours pas de nourriture, juste de l’eau de pluie. La nuit vient très vite. Christa se rend compte qu’elle a somnolé pendant des heures, et les ténèbres l’ont surprise. Le train roule plus vite, elle fredonne un air de valse, une chanson populaire, sur le rythme de ferraille des wagons sur les rails. Elle se trouve au théâtre, soudain, en longue robe de soie blanche, et sourit à des visages connus. Et puis, elle s’assoupit à nouveau, épuisée. Au matin, elle demande au soldat quel jour on est.
— Le 3 novembre.
Le 3 novembre 1945, se dit-elle. Le train s’arrête. Les musiciennes descendent, comme un immense troupeau. Il y a une pancarte de travers avec Champ de tir écrit dessus. Olga se met à crier qu’elles vont toutes être fusillées. Les gardiens ne sont plus des SS mais des types de la Wehrmacht. Ils pointaient leurs fusils vers elles. Deux officiers arrivent, sortis d’on ne sait où. On se met en rang, comme des animaux bien dressés, ce que les filles sont devenues.
— Bienvenues dans votre nouveau camp.
Elles se regardent les unes les autres. Il n’y a rien autour d’elles. Juste une sorte de grand fossé dans laquelle les soldats viennent s’entraîner au tir.