— Ce nouveau camp, c’est vous qui allez le construire.
On leur sert une misérable soupe dans laquelle surnagent quelques navets. C’est là qu’elles apprennent qu’elles se trouvent à Bergen-Belsen.
Les Alliés ne sont plus très loin.
— Reich kaput ! crie Olga.
27
C’est une nuit de cendres, froide et humide. Un hall de gare où s’engouffrent des bourrasques épaisses de grésil. La neige n’est plus très loin. Elle viendra par l’est, des grandes plaines ravagées.
Furtwängler s’arrête sous un immense portrait de Hitler et lève les yeux vers l’énorme pendule de la gare. 22 heures. Le train part dans dix minutes.
Les rails s’entrelacent aux aiguillages et se reprennent en de longues lignes droites avant de disparaître dans un trou de nuit. De temps à autre, le vent balaie le panache de fumée grasse d’une locomotive. Dans la lumière discrète de la lune, Berlin empeste le phosphore et le charbon, l’égout et le caveau.
Furtwängler a rendez-vous avec son ingénieur du son, Franz Knapp, devant le kiosque à journaux. Il a dû être retenu par la police de plus en plus tatillonne qui contrôle chaque voyageur. Peut-être qu’il ne viendra pas. Tout est incertain.
Le dernier bombardement est passé. Les grands immeubles de Friedrichstrasse tremblent encore, beaucoup ne sont plus que des façades calcinées, sans plus rien derrière, des décors de théâtre, du vide et de la mort.
Rien ne bouge. Rien ne respire, rien ne dort. Il n’y a plus de tonnerre dans le ciel, plus de lumières obliques qui tapent les nuages, plus de bombes qui miaulent dans le ravissement glauque de la guerre. Les bombardiers sont repartis, le ventre vide. Ne restent que le grincement des trains, les conversations à voix basse, les annonces laconiques et les claquements des boggies sur les échangeurs. Des convois entrent en gare, en provenance de l’Est, du front, chargés de soldats en lambeaux, hagards, hâves et plombés.
Le train pour Vienne va partir, d’un instant à l’autre. Il foncera dans la nuit, tous feux éteints. Knapp arrive en courant.
— Il n’y avait plus de places en premières, lance le chef d’orchestre.
— À la guerre, comme à la guerre ! répond l’ingénieur du son.
Furtwängler fourre sur le filet, au-dessus de son siège, la petite valise de cuir usée par sa vie vagabonde. Il emporte l’essentiel et laisse toute une existence derrière lui. Les plaisirs et la célébrité sont brefs, il n’en reste que des ruines et l’impression de n’exister plus que par la tragédie. Le destin est en train de crouler, il sombre dans les caves et sous les chaussées soulevées par les coups de la guerre. Le maestro enfonce son chapeau mou, remonte le col de son manteau de ses doigts gourds et cherche un peu de confort sur le velours de la banquette.
Dans l’après-midi, avant de plier bagage, il a fait un crochet par la Philharmonie, pour voir une dernière fois ce qui fut son royaume, son omphalos. Hartmann, le contrebassiste, était là. Il pleurait.
— On a sauvé ce qu’on a pu… C’est-à-dire rien, mis à part les instruments.
Hartmann avait été désigné avec six autres musiciens pour surveiller leur temple, comme des servants fidèles. Ils ont quitté les lieux après avoir reçu des morceaux du plafond sur la tête. Hartmann a été blessé.
Les images forcent la raison. Elles aident à tourner les pages de son histoire. Le chef d’orchestre sait, à présent. La Philharmonie est éventrée, morte. Elle ne souffre plus, écroulée sur elle-même. Quelques murs saillent des décombres, des briques en tas, du plâtre moulu en poussière, des poutres en désordre au milieu des frises bousillées. Une rangée de fauteuils a été mise de côté, des enfants y jouent, quelques vieux fatigués viennent s’y asseoir. Le buste de Beethoven dans sa niche de pierre est borgne, la gueule cassée, comme les anciens de Verdun. Bach a perdu son nez, ça lui fait une trogne de boxeur de foire. Les autres génies ont été moulinés dans les gravats.
— Si tout va bien, nous arrivons demain vers 8 heures, dit Knapp, en soufflant son haleine fumante sur ses doigts.
— J’espère qu’on pourra dormir un peu, marmonne Furtwängler en croisant son manteau.
Un grondement sourd se répand sur la ville, par-dessus les écailles des toits. Un immeuble vient de s’écrouler. Un feu crépite parmi les clameurs et les sirènes. Le chef d’orchestre s’affaisse sur la banquette. Deux hommes montent dans le wagon. Knapp les désigne d’un signe de tête discret.
— Ça fait deux fois que je les vois aujourd’hui, grogne le chef d’orchestre. Ils étaient devant chez moi tout à l’heure. Ce sont certainement des SS, des types de la Gestapo. J’ai été prévenu.
— On dirait qu’ils sortent d’un film de Fritz Lang. La surveillance n’est pas discrète.
— Elle n’a pas à se cacher, la surveillance, puisqu’elle est partout.
— Ils vont nous arrêter ?
— Non, nous ne sommes pas en fuite. C’est moi qu’ils veulent. Ils vont laisser passer les concerts de Vienne. Ensuite, on verra.
La grosse motrice lance un cri strident qui bondit sous l’immense voûte de verre et de métal de la gare. Le chef siffle en abaissant son bras. Le train s’ébranle. Des escarbilles s’échappent de la cheminée et dansent dans la fumée grise. Personne ne fait des adieux pathétiques, aucune femme, aucun enfant ne pleure le départ d’un cher. Pas de galurins qui s’agitent, ni de mouchoirs fleuris qu’on brandit d’ordinaire, à bout de bras, comme avant-guerre. Le peuple des voyageurs a disparu, ne reste que ses ombres aux visages sans yeux et sans sourires.
Furtwängler observe le quai qui s’étire lentement, comme on regarde une dernière fois, un goût amer à l’esprit. Chaque souffle de la machine l’emporte loin de ce qu’a été sa vie. Les silhouettes baissent la tête avant de disparaître sous le voile de la nuit. Le train longe la rivière Sprée, énorme veine noire et calme. Le cœur de Berlin s’éloigne peu à peu. Le musicien distingue à peine le dôme de la cathédrale, la pointe du toit du Staatsoper, sur Unter den Linden. Le chef s’en va. Il reviendra après le chaos et il marchera sur les cendres.
Le train trace une courbe douce sur la croûte gelée du monde. L’étendue des champs durcis de froid se mêle au brouillard. Furtwängler dort sans rêves, bercé par le rythme des roues sur les rails, dans l’urgence et l’oubli du danger. À l’autre bout de la voiture, les deux nervis de la Gestapo sont assis face à face et parlent en hochant la tête de temps à autre. Le plus petit est bedonnant, il doit avoir la cinquantaine, figure ronde, presque bonhomme. L’autre est chauve, plus sec, sans doute le même âge. Il a fait la guerre au front, sa figure marquée inspire la crainte. De temps à autre, le rondouillard écarquille les yeux pour mieux scruter les ténèbres. Le musicien et son compagnon n’ont pas bougé.
Au petit matin, le train ralentit en lançant des coups de sifflet enroués. Vienne approche au bout de la grande plaine, sous un ciel de craie. Il a neigé, de cette neige lourde qui fait ployer les branches nues des arbres sans feuilles et qui donnent aux vergers une tristesse sans fin. Les faubourgs étincellent comme dans une féerie de Noël. La guerre paraît moins présente ici, elle ne tardera plus.
La gare centrale de Vienne est pavoisée de croix gammées. Un crieur de journaux annonce une énième victoire des armées du Führer alors que tout le Reich est ouvert aux quatre vents. Les armées marchent sur Berlin en lambeaux. Les rouges arrivent au galop, c’est une question de mois, peut-être de semaines.
Furtwängler et Knapp descendent à l’Impérial, à deux pas de l’opéra. Une deuxième maison pour le maestro. On l’accueille avec la chaleur des habitudes, un sourire, quelques croissants et un café long.